Rencontre autour du livre de Munther Isaac "L'autre côté du mur", Paris 22 mars 2024

COMPTE-RENDU DE LA RENCONTRE DU 22 MARS 2024

Munther Isaac, L’Autre Côté du mur - Un récit chrétien palestinien de lamentation et d’espoir, traduit et édité par Amis de Sabeel France, diffusé en partenariat avec Editions Golias, 2023.
Présentation et analyse par Nicolas Guérin, prêtre catholique et Patrice Rolin, pasteur protestant, théologien et bibliste.

I. Introduction de Laurent Baudoin, traducteur du livre en français

Depuis près de six mois, les habitants de la bande de Gaza vivent une tragédie qu’on peut qualifier de génocide, à l’instar de la Cour Internationale de Justice et de la plupart des observateurs et des organisations des droits humains. Le scandale est d’autant plus grand que l’auteur de ce crime, l’Etat d’Israël, se refuse à appliquer les injonctions de la Cour Internationale dans son ordonnance du 26 janvier 2024, qui demande que tout soit fait pour éviter le génocide. En empêchant l’acheminement et la répartition de l’aide humanitaire, Israël soumet les Gazaouis à la famine, utilisée comme arme de guerre, une stratégie d’une cruauté inimaginable.Face à ce drame qui bouleverse la conscience humaine, les dirigeants occidentaux tergiversent et les Eglises se taisent ou réagissent avec lenteur et parcimonie. Aussi les croyants doivent-ils se poser la question : qu’aurait dit, qu’aurait fait le Christ en pareille circonstance ? Le silence est-il chrétiennement acceptable ?
Elever la voix, expliquer et informer sur l’injustice vécue par le peuple palestinien depuis des décennies voire siècle, c’est ce qu’a entrepris, bien avant le 7 octobre 2023, le théologien Munther Isaac, pasteur de la paroisse luthérienne de Noël à Bethléem, et figure reconnue du mouvement Sabeel qui porte la voix des chrétiens palestiniens en Terre sainte et à l’extérieur, dans le sillage de la théologie de la libération.
Son livre,
L’Autre Côté du mur, est un vibrant plaidoyer pour ces chrétiens palestiniens, méconnus voir méprisés par les chrétiens occidentaux, alors que, bien que très minoritaires mais très respectés par les Palestiniens musulmans, ils ont beaucoup à nous apprendre sur la foi qui, telle une lumière dans l’obscurité de l’oppression, révèle toute la force de sa promesse.
Nicolas Guérin et Patrice Rolin ont bien voulu associer leurs voix pour nous parler de ce livre majeur.

II. PRESENTATION DES CHAPITRES

Introduction (Nicolas Guérin)

Distance et euphémisation. La réalité, même si elle est à distance, c'est vraiment la réalité, le cri est un cri, le mur est un mur. C'est ça que l'auteur nous demande d'écouter et d’accueillir. Le cri est l'expression d'une souffrance ; qu'en faisons-nous ici, avec la proximité de Jésus comme source de résistance non violente ? C’est ce que nous allons voir.
Le cri est une interpellation à connaître, à mieux comprendre, à compatir, à conjuguer foi, justice et paix.

Chapitre 1 : Une invitation (Nicolas Guérin)

Le chapitre commence par cette phrase étonnante : « C’est parce que vous êtes palestinien ! » Et alors ? Cette phrase, qui en dit déjà long, est celle que l'auteur a entendue comme argument donné par les organisateurs d'une conférence de la mission chrétienne en Irlande pour lui refuser de prendre la parole. C'est la question de son existence même, de son appartenance à la Palestine qui est signifiée ici. Il n'y a rien de plus basique qu’une phrase pareille. Alors, se demande-t-il, Dieu nous aime-t-il autant que les autres ? Est-ce que Dieu aime les Palestiniens ? Quelle est la place des Palestiniens dans le plan de Dieu ? A cela s’ajoute ce qu'on entend beaucoup : la menace démographique car, pour certains, les Palestiniens sont trop nombreux, etc.

L'auteur nous propose l'histoire de son parcours de vie et la découverte du sens de sa vocation. Il est chrétien, arabe, palestinien, pasteur, luthérien évangélique, ça fait beaucoup… Autant d'étiquettes c'est parfois dangereux, cela peut constituer autant de barrières. « Arabe », précise-t-il, dit la langue et la culture, mais pas directement l'ethnicité ou la religion. « Palestinien » dit la terre, le pays, le peuple. On verra que ceux qui utilisent ces catégories le font avec des acceptions parfois différentes voire des confusions. Munther Isaac dit que son espoir, c'est de sortir de l’opposition mortifère exclusive d’Israël et de la Palestine pour qu’Israéliens et Palestiniens puissent un jour partager cette terre.

Il donne ensuite un aperçu rapide de l'histoire des Palestiniens sur cette terre, avec entre autres cette conclusion que le fait d'avoir été occupé est un élément crucial pour comprendre l'identité palestinienne. Aujourd'hui tous les Palestiniens, quel que soit leur statut, sont sous occupation israélienne. En Israël même, où ils sont 1,8 million (20 % de la population), ils sont considérés comme des citoyens de seconde classe. Dans les territoires occupés où ils sont 4,8 millions, tout est problématique, tout est contrôlé par Israël : la terre, l'eau, la sécurité...

L’injustice et l'inégalité décrivent la vie en Palestine aujourd'hui. L’auteur a grandi à Bethléem. Il avait 8 ans lors de la première intifada en 1979, et 20 ans lors de la 2e Intifada. L'enfant et le jeune homme ont connu l’invasion, les fusillades, le couvre-feu, les milliers de morts et de blessés ; tout cela a constitué un tournant dans sa vie. Comment dès lors donner du sens à sa religion, à sa foi ? Il grandit à Bethléem dans une petite église évangélique très désengagée du monde de l'époque. Au Moyen-Orient – comme ailleurs – la politique et la religion sont étroitement liées, avec des revendications de toutes sortes pour la possession de la terre, des prétentions fondamentalistes juives d'un côté, palestiniennes de l'autre, sans compter les chrétiens sionistes, en particulier les évangéliques américains. D’où le mur de 8 mètres de haut justifié par des raisons de sécurité, en fait un non-sens qui sert à l'accaparement des terres. En conséquence, les Palestiniens deviennent invisibles, comme inexistants, déshumanisés, d'où l'invitation à aller de l'autre côté du mur. L'autre côté du mur, c'est d'abord une invitation à écouter.

Chapitre 2 : Ignorés, discrédités et déshumanisés (Nicolas Guérin)

« Pour de nombreux chrétiens, dit Munther Isaac, la création de l'Etat d’Israël est due à une intervention divine ». Une idée très souvent reprise, notamment lors du transfert de l'ambassade des Etats-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem. Pour les Palestiniens, au contraire, 1948 c'est la Nakba, « la Catastrophe » : 530 villes et villages palestiniens complètement rayés de la carte, les expulsions, l’exil, l’errance. « Leur Etat d'Israël, c'est notre Nakba », dit Munther. L'attitude chrétienne occidentale envers Israël et la vision des évangéliques américains fondamentalistes – qui ne sont pas les seuls à penser ainsi – c’est de dire que l'alliance avec Dieu et les promesses faites à Abraham sont toujours d'actualité, avec comme corollaire naturellement, la croyance que la terre appartient au peuple juif au titre de droits religieux et historiques. C'est le signe de la fidélité : la création de l’Etat d'Israël est un acte divin, donc les chrétiens sont appelés à soutenir Israël et les Juifs. C'est évidemment choquant pour les chrétiens palestiniens qui subissent la confiscation des terres, l’impossibilité pour des millions de membres de la diaspora de retourner sur cette terre qui est la leur. Ils sont ignorés, discrédités, écrasés. Cela était vrai avant le sionisme mais c'est encore plus vrai après, avec le slogan « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre », comme si la terre était vide, comme s'il ne s'était rien passé depuis 2000 ans ! C'est une mentalité coloniale et, ajoute Munther, typiquement chrétienne. Dans les débats entre chrétiens, la présence d’un chrétien palestinien est discréditée, il lui est impossible de prendre la parole, de donner le point de vue des Palestiniens chrétiens. Invité, désinvité… Invité à parler mais s’entendre dire, en quelque sorte : « Ah ! vous êtes palestinien, merci, au revoir »… Il donne plusieurs exemples et anecdotes du silence imposé aux chrétiens palestiniens par des Eglises partout en Occident.

Pourquoi sommes-nous réduits au silence, se demande Munther Isaac. L'une des raisons est la remise en question par les chrétiens palestiniens des stéréotypes relatifs à la terre, qui perturbent le confort habituel, avec en réaction des caricatures du genre « l’axe du bien contre l’axe du mal ». « Vous êtes palestinien, donc vous êtes arabe, donc vous êtes musulman », etc. Non, répond Munther, nous sommes palestiniens mais nous ne sommes pas musulmans. Il y a beaucoup d’ignorance dans de telles croyances. Pour beaucoup de gens, qui croient que musulman égale islamiste, le conflit est un affrontement entre la « civilisation judéo-chrétienne » et le terrorisme islamiste. Or le conflit n'est pas religieux, il est politique. Les extrémistes religieux existent partout et dans toutes les religions. Ignorer est plus facile que passer de l'autre côté du mur. Organiser des conférences du genre Christ au checkpoint [dont Munther Isaac est l’initiateur] soulève l'opposition de nombreux chrétiens.

Les chrétiens palestiniens se sont longtemps identifiés aux Cananéens de la Bible, mais, dit l’auteur, c'est un piège. Il ne faut pas assimiler les peuples anciens aux peuples modernes, l'anachronisme est redoutable. Dans l’épisode de Jésus et de la Cananéenne, il dit que Jésus ne s'adresse pas à la femme mais en réalité à ses disciples pour qu’ils se remettent en question. La question adressée aux disciples est : faut-il vraiment réserver la terre aux seuls Juifs ? Certes non. La Cananéenne défie cette théologie exclusive par son « Donne-moi les miettes ». Jésus, en lui répondant « Grande est ta foi », lui donne bien plus que des miettes ! Il l'élève et affirme sa valeur en louant sa foi. Cette femme nous apprend à défier les structures de pouvoir injustes ; elle nous rappelle que Dieu est le Dieu de tous les peuples, qu'il est solidaire de ceux qui sont de l'autre côté du mur.

Chapitre 3 : Le sionisme chrétien comme théologie impériale (Patrice Rolin)

Munther Isaac a une pensée qui avance en spirale, en ayant à la fois des développements théologiques, des anecdotes et des moments qui appellent l'émotion, ce qui rend la lecture à la fois déroutante et intéressante. Dans son chapitre 3, il passe de notre côté du mur, pour analyser ce qui s'y pense et ce qui s'y dit. Il expose en particulier, et de façon critique, le sionisme chrétien comme théologie impériale. Il pointe plus spécialement la position de nombreuses Eglises évangéliques américaines. Il faut se rappeler qu'il écrit son livre en 2020 c'est-à-dire sous l'ère Trump. Trump est président des États-Unis et la politique états-unienne est complètement alignée sur le sionisme militant des mouvements évangéliques les plus radicaux. Il faudra se demander si les positionnements ou les indifférences gênées des Eglises européennes et en particulier françaises sont de même nature – je crois qu'on est dans un registre différent.

Munther définit le sionisme chrétien comme un mouvement politique qui utilise la Bible pour justifier et légitimer le pouvoir d'Israël aux dépens des Palestiniens. Il signale d'ailleurs que ce type de détournement de la Bible n'est pas nouveau puisqu'il a déjà servi, entre autres, à justifier l'esclavage, l'apartheid, la colonisation, l'oppression des femmes dans l'Eglise, etc. À chaque fois, il s'agit d'une utilisation de la Bible comme justification pour les dominants ; en l'occurrence, il s'agit, au nom d'une lecture littéraliste de certains passages bibliques, de « soutenir le regroupement de tous les Juifs en Israël et leurs revendications de posséder toute la terre de Palestine ». Munther donne des statistiques édifiantes qui montrent qu’aux États-Unis c’est en fait surtout chez les évangéliques blancs que prévaut le sionisme. Un sondage en 2013 montrait que 82 % des évangéliques blancs états-uniens pensaient qu’Israël avait été donnée aux Juifs par Dieu, contre 51 % des noirs des mêmes Eglises et 47 % des blancs des autres Eglises protestantes. L'auteur note cependant qu’un début de changement s’est fait jour en 2020 parmi les jeunes chrétiens millénaristes qui commençaient à se demander s’il était tout à fait certain que l'établissement des Juifs en Israël soit un signe divin…

Il reste que dans l'absolu, il y a aux États-Unis plus de sionistes chrétiens que de sionistes juifs. Ils sont organisés en associations qui lèvent des fonds considérables pour soutenir l'Etat d'Israël. Ces fonds vont en priorité à l'extension des colonies en Cisjordanie, puis à l'armée israélienne, puis à diverses causes humanitaires ou religieuses. Certains de ces fonds soutiennent même la construction d'un troisième Temple à la place de la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem ! On imagine les conséquences d’un tel acte.

Munther émaille son récit de nombreuses citations édifiantes de responsables d'Eglises et de politiciens américains qui tous affirment que s’opposer à Israël, à l'occupation ou à la colonisation, c'est s'opposer à Dieu et que cela aurait des conséquences néfastes pour les États-Unis. Pour eux d’ailleurs, ce qui arrive aux Palestiniens vient de leur opposition au plan divin. Un des passages bibliques convoqués est la promesse de Dieu faite à Abraham dans Genèse 12 : « Le seigneur jure qu'il bénira ceux qui béniront Israël et le peuple juif et qu'il maudira ceux qui le maudiront ». Mais il y a quelque chose qui cloche dans cette citation. En effet, le texte biblique parle d'Abraham et de sa descendance et non d'Israël et du peuple juif. De plus, le passage se poursuit par une bénédiction de toutes les nations en Abraham, ce que l'apôtre Paul, lui-même juif, interprète de façon radicalement universaliste.

Munther expose comment les forts et les puissants contrôlent le récit. Aujourd'hui, on parle beaucoup de « narratif » : pour valider une politique ou une attitude, il faut qu'il y ait un narratif. Parfois, quand on écoute nos politiques, on a l'impression qu'ils sont plus occupés à faire du narratif et à raconter des histoires qu’à agir... Dans le récit sioniste, « les Juifs sont retournés dans un désert vide ». Pour eux, la Palestine était stérile et désolée, justement pour permettre aux nouveaux arrivants juifs de la fertiliser et de la peupler. Les Palestiniens sont donc ipso facto effacés de l'imaginaire. Mais comme ils sont quand même là, ils sont à la fois déshumanisés et craints.

A propos du récit mythologique fondateur du sionisme, il faut noter qu’aux États-Unis il est souvent explicitement ou implicitement mis en parallèle avec le mythe fondateur étasunien. Ainsi un rabbin juif messianique soutenant Trump a déclaré : « Dans l'histoire il n'y a que deux nations qui ont été en relation avec Dieu : Israël et les États-Unis d'Amérique ». Beaucoup d'Américains conçoivent ainsi l'installation des colons anglais en Amérique du Nord sur « une terre sans peuple pour un peuple sans terre » ; un slogan sioniste imaginé, rappelons-le, par des Britanniques. Évidemment, dans le récit sioniste comme dans le récit américain, les Palestiniens – comme les Indiens – ont peu de place. L’auteur rappelle ensuite le document Kairos Palestine, dans lequel les dirigeants religieux chrétiens de Jérusalem dénoncent l'utilisation idéologique de la Bible, surtout quand elle sert à légitimer l'injustice. Il pointe aussi le piège – et cela est intéressant pour nous – dans lequel les chrétiens qui se disent sionistes poussent ceux qui ne le sont pas : « Soit vous approuvez la théologie du sionisme chrétien soit vous êtes un théologien du remplacement (ou de la substitution) et vous êtes donc antisémite ». Un piège dans lequel de nombreuses Eglises y compris européennes sont tombées. Malheureusement nos Eglises, et en particulier des Eglises protestantes, sont tombées dans ce piège1. En tout cas, les chrétiens palestiniens ne voient aucune raison pour laquelle les Eglises occidentales, qui ont opéré un virage théologique après la Shoah pour soigner leur culpabilité de persécution millénaire des Juifs, fassent payer le prix de leur thérapie aux Palestiniens.

En conclusion de ce chapitre, l’auteur rappelle que, contrairement au récit mythologique des puissants, le récit biblique nous parle d'un Dieu qui ne se révèle pas dans les capitales d'empires puissants, mais qui s’incarne parmi les faibles et les opprimés.

Chapitre 4 : La Bible, la terre et l’Etat moderne d’Israël (Patrice Rolin)

Le chapitre 4 poursuit la réflexion en approfondissant les rapports qu'entretiennent la Bible, la terre et l’Etat moderne d'Israël. Munther Isaac commence par rappeler une évidence : « Pour nous Palestiniens, la terre biblique c'est juste notre terre, notre patrie, c'est là que nous sommes nés et c'est là que nous habitons »… On perçoit le décalage permanent auquel ce livre nous expose en tant que chrétiens occidentaux, nous qui voyons la Terre promise comme une autre terre. Mais pour Munther, il se trouve que c'est la sienne, il ne l'a pas choisie, ce n'est pas idéologique, il est juste né là !

L'affirmation-phare de ce chapitre est que, de façon constante, la terre appartient à Dieu. Qu'elle soit promise, héritée ou donnée, elle reste la propriété de Dieu et n'appartient en propre à aucun peuple, aucune nation, aucune ethnie, aucune religion. Sur ce fondement on peut se demander quelles sont les limites de la Terre promise. Dans la Bible, elles fluctuent au gré des époques et des rhétoriques. En Genèse 12 et 15, il semble que ce soit potentiellement l'ensemble de la terre antique connue, ce pays devant s'agrandir jusqu'aux extrémités de la terre. Ailleurs, les définitions sont plus réduites et précises de façon quasi cadastrale, ailleurs encore la Terre promise s'étend de l'Euphrate jusqu’au Nil, en intégrant l'Irak, la Syrie, le Liban, la Jordanie, l'Arabie saoudite, l'Égypte… On voit que les textes n’ont pas vocation à établir un droit de propriété notarial. Munther rappelle aussi que, dans la Bible, l'habitation sur cette Terre promise dépend d'un certain nombre d'exigences et de conditions, au premier rang desquelles la pratique de la justice. Pour reprendre l'expression d'Emmanuel Levinas, que Munther ne cite pas, la Terre promise est une terre permise sous conditions et ces conditions pour en hériter ne sont pas d'ordre généalogique ou notarial mais éthiques. Imaginez un mandat qui donne à ceux qui y habitent des responsabilités envers le monde.

Après la définition de la terre, l'auteur se pose la question de la définition du peuple : qui est Israël ? Ces passages m'ont fait penser à plusieurs livres de Shlomo Sand2 sur ces mêmes questions. Qui compose le peuple d'Israël ? Munther montre que, comme pour la terre, la composition biblique du peuple d'Israël est multiple et toujours bigarrée, les mariages mixtes s'enchaînent, les Israélites vivent parmi des peuples différents qui demeurent en place lorsqu'ils sont là. J'ajoute que plusieurs femmes étrangères sont explicitement mentionnées dans plusieurs généalogies comme ancêtres de David puis de Jésus (Mathieu 1). C'est au point où en Actes 2, lors de la Pentecôte, ce sont des Juifs de toutes les nations qui écoutent les apôtres, y compris des Juifs arabes. De fait, l'histoire du peuple juif, aux époques bibliques comme dans la suite de l'histoire, est fracturée et mêlée, compte tenu des nombreuses intégrations et conversions dans un sens ou dans l'autre. Au point où plusieurs études génétiques ont montré que des Palestiniens arabes d’aujourd’hui, chrétiens ou musulmans, sont les réels descendants des Israélites de l'Antiquité, parfois plus que les Juifs venus d'Europe centrale ou d'ailleurs pour s'installer en Israël… Mais au-delà de la génétique, qui peut prendre des dimensions racisantes ou racistes, y compris dans la définition du judaïsme par lui-même, Munther insiste sur l'argument essentiel selon lequel la Bible hébraïque est parsemée de notes universalistes et inclusives. Ces textes bien sûr sont ignorés, minorés où interprétés par le sionisme dans un sens suprémaciste (l'adjectif est de moi mais je l'assume). Le judaïsme aujourd'hui montre souvent une image qui ressemble fortement à du suprémacisme, même si ce n'est bien sûr pas le cas de tous les Juifs et que certains d'entre eux en sont ébranlés et luttent contre cela.

Ce qui étonne l'auteur, c'est à quel point les chrétiens sionistes lisent les promesses de la Bible et se comportent comme si le Christ n'était jamais venu et que le Nouveau Testament n'existait pas ! Bien qu'ils se présentent comme des chrétiens et des lecteurs littéralistes de la Bible, ils ne tiennent aucun compte de la lecture radicalement universaliste que les deux Juifs Jésus et Paul ont fait de leur tradition dans la Bible hébraïque. La relecture de l'élection et de l'héritage abrahamique est en effet radicalement universaliste chez Paul, donc opposée à l'alternative piégeante qui somme les chrétiens de choisir entre le sionisme chrétien ou la théologie du remplacement des Juifs par les païens.

Munther, à la suite de Paul, suggère une théologie de l'incorporation. Il s'appuie pour cela sur la parabole paulinienne de l'olivier franc et de l'olivier greffé (chap. 11 de la lettre aux Romains). Il s'agit, en tant que chrétien, de prendre acte de l'universalisation de l'élection. Et l'auteur retourne avec malice l'appellation théologique du remplacement : pour lui, ce sont les chrétiens sionistes qui ont remplacé la centralité de Jésus par la centralité d'Israël, en faisant en effet comme si l'avènement de l'Etat d'Israël avait remplacé l'Incarnation. Le cœur de leur foi est l'Etat d'Israël et non Jésus. Il clôt ce chapitre en précisant qu’il ne remet en cause l'existence de l'Etat d'Israël en aucune façon, mais qu’il conteste son prétendu fondement de droit divin. Il réclame juste que l'Etat moderne d'Israël soit considéré comme n'importe quel autre État du point de vue international et qu'on exige de lui, comme des autres, le respect du droit et de la justice.

Chapitre 5 : Qui est mon prochain ? (Nicolas Guérin) :

Munther Isaac se définit comme arabe, palestinien, chrétien, évangélique luthérien et masculin. Nous avons plusieurs identités et ce sont souvent des étiquettes à travers lesquelles nous érigeons parfois des barrières de séparation qui nous empêchent de nous considérer comme des proches, avec des clichés ou des stéréotypes anachroniques par rapport à la Bible. Pour Munther, le débat est éthique et moral, et pas eschatologique ou prophétique. Ce qui doit nous guider, c'est le commandement de l'amour de Jésus.

La question « qui est mon prochain » est en réalité universelle, elle joue dans tous les contextes aujourd'hui. Que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ? À l'époque de Jésus, on s'en souvient, il y avait différentes réponses dans le judaïsme : celles des pharisiens, des saducéens, des zélotes. Au juriste qui le questionne, Jésus évoque l'amour de Dieu et du prochain ; le du docteur de la loi lui renvoie la balle et demande : « Mais qui est mon prochain ? » Munther Isaac interprète ainsi sa question : « Qui est à l’intérieur, qui est à l'extérieur ? », autrement dit « Qui est avec nous, qui est contre nous ? » et « Où dois-je tracer le cercle qui délimite ceux qui sont avec nous et ceux qui sont contre nous ? » Le monde est divisé entre « nous » et « eux ». Comme le mur qui divise. Les identités sont représentées de façon négative : nous sommes ici, vous êtes là ; nous ne sommes pas vous, vous n'êtes pas nous. La séparation n'est évidemment pas une solution, il n'y a rien de plus déshumanisant qu'un mur, qui accroît l'hostilité et la peur. Certains juifs sionistes aujourd'hui sont pour un Etat palestinien – cela pourrait nous surprendre – parce qu’ils se disent : « Au moins on sera séparé, au moins on aura la paix ». Mais c'est une idée fausse, il ne peut pas y avoir de paix sans acceptation mutuelle.

Et Munther de poser une question difficile : les chrétiens sont-ils innocents de ce genre de jugement ? Il répond que les chrétiens, s’ils ne sont peut-être pas très violents, peuvent se montrer sectaires. Est-ce que, pour beaucoup de chrétiens, le prochain ne se limite pas à l’autre chrétien ? Dès lors, que devient l'injustice faite à d'autres confessions ? Dans la parabole du bon samaritain, le prochain est tout être humain, il n'y a pas de cercle pour le définir. Les chefs religieux sont passés à côté de l’homme blessé, parce que le cas leur posait problème pour de multiples raisons. La réponse de Jésus est : tous les humains sont nos prochains, nous sommes appelés par Dieu à les aimer comme nous-mêmes. Et c’est justement l'impur, le méchant, l'autre, le Samaritain, qui donne la réponse. Qu'est-ce qu'on a à voir avec les Samaritains, se disent ces religieux ? Or avec Jésus, c’est le Samaritain qui devient le héros de l'histoire. Aujourd'hui, dit Munther, ce sont les chrétiens qui sont au défi d'abolir les barrières. « Aime ton prochain comme toi-même, fais de même », dit Jésus au juriste qui l’interroge.

Nous Les Palestiniens, actuellement nous sommes des gens sans visage C'est ainsi que nous sommes perçus par la plupart des gens dans le monde. A Noël, si tout le monde pense à Bethléem, c’est tout juste si les gens voient le mur de séparation et s’ils se rendent compte que Jésus est né de l'autre côté du mur.

Chapitre 6 : mon prochain juif (Nicolas Guérin)

L'histoire des relations entre juifs et chrétiens est longue, complexe et douloureuse. Des précisions s'imposent car les mêmes termes ne sont pas compris et interprétés de la même façon par les uns et les autres. L’antisémitisme se définit comme une approche raciste de la religion, dit Munther, pour qui c’est aussi une question éthique. A propos de l'hostilité et de la discrimination à l'égard des Juifs en tant que groupe religieux, ethnique et racial, il dit qu’il n'y a pas lieu de les considérer comme une entité séparée, distincte des autres nations et autres peuples. Sa théologie du peuple juif est : aime ton prochain comme toi-même (sous-entendu, c’est moi qui rajoute, il n'y a pas à aimer davantage les juifs que les autres). L'antisémitisme doit être dénoncé bien sûr, et les Eglises chrétiennes devraient être en première ligne pour répondre à ces manifestations de haine.

Les chrétiens sionistes disent : Si vous détestez les juifs alors vous détestez aussi Jésus, si nous aimons Jésus nous devons aimer les juifs. Oui, dit Munther, ce à quoi il rajoute : si vous détestez les musulmans vous détestez aussi Jésus, et si nous aimons Jésus nous devons aimer les hindous. « Aime ton prochain comme toi-même », résume-t-il, c’est ainsi que doit raisonner un chrétien. Autrement dit, en tant que chrétiens nous sommes appelés à aimer tout le monde. Et les Palestiniens veulent être regardés et traités de la même façon que les autres : il ne faut pas regarder les Juifs d'une façon théologique et les autres d'une façon caritative. Qu'on cesse de considérer les uns comme les enfants d'Abraham et de Jacob et les autres, les Palestiniens, comme les enfants d'Ismaël et d’Esaü.

Tout Israël sera-t-il sauvé (Romains 11, 26) ? C’est toute la question de ce chapitre de Paul. Munther interprète Paul sur différents points. Paul parle du temps présent, pas des derniers temps (l'eschatologie). Pour lui, « Dieu n'a pas rejeté son peuple » signifie que les juifs peuvent toujours être accueillis dans la foi chrétienne. Il n'y a pas à attendre une époque spécifique avec une terre particulière, une alliance particulière, c'est ici et maintenant que les juifs sont appelés à découvrir la foi au Christ. Le salut des juifs est défini comme la foi au Christ, ils sont l'olivier franc, mais il n'y a pas d'héritage foncier distinct réservé aux membres d'une seule ethnie ou d'une seule tradition religieuse. Tout Israël sera sauvé, cela veut dire que c'est l'Eglise composée de juifs et de non-juifs. Être sauvé, dit Munther, c'est entrer dans la foi et ça n'a rien à voir avec une restauration politique sur une terre particulière. On l'accuse d’adhérer à la théologie du remplacement – c’est-à-dire de toute théologie différente du sionisme chrétien – mais il s'en défend. Le problème des chrétiens occidentaux n'est pas la théologie du remplacement ou de la substitution mais l'antisémitisme, qu’il faut combattre.

Pour de nombreux chrétiens évangéliques, l'Etat moderne d'Israël est le signe que le Christ reviendra bientôt. Le soutien à Israël est donc important pour accomplir la prophétie, mais ça n'a pas de sens. Dans l'Etat moderne d'Israël, le droit d'exercer l'autodétermination nationale est réservé au seul peuple juif (à l’exclusion de la composante chrétienne et musulmane de la société), c'est la loi très controversée de l'Etat-nation de 2018, à valeur constitutionnelle. Dans ces conditions, si des citoyens israéliens n'ont pas les mêmes droits que les autres, Israël ne peut pas prétendre être à la fois juif et démocratique. Le concept d'Etat juif nie et élimine le passé des non juifs de cette terre. C'est comme s'ils n'existaient pas. C'est vrai d'ailleurs de tout Etat religieux, qui est discriminant par nature (on connaît cela avec le concept de dhimmitude). Sur l'argument de la patrie, Munther répond : pourquoi les Juifs ne pourraient-ils pas se sentir en sécurité partout dans le monde ? Pour lui l'antisionisme n'est pas l'antisémitisme, ce point est capital, et tous les Juifs ne sont pas sionistes. Beaucoup de chrétiens américains ou autres pensent que la seule manière de soutenir les Juifs est de soutenir le sionisme et l’Etat d’Israël. Pour Munther Isaac, c’est clairement non. Et de citer une liste d'organisations et d'associations qui militent pour la fin de l'occupation israélienne en Palestine.

Comme beaucoup, Munther déplore que le dialogue judéo-chrétien soit utilisé pour faire taire toute critique de l'Etat d'Israël par repentance de l'antisémitisme occidental. Il est temps de changer cela, dit-il. Un rabbin juif antisioniste a interpellé ainsi l'archevêque anglican de Canterbury : « Archevêque Justin, vous avez besoin d'avoir de nouveaux amis juifs ». Il évoque aussi la question controversée chez les chrétiens de la mission de l’annonce de Jésus aux Juifs. Dans le sous-chapitre « Mon prochain l'occupant », Munther dit avoir eu à combattre la peur, la haine, le sentiment d'infériorité. Mais heureusement il a rencontré des personnes de dialogue. « Le problème n'est pas avec les Juifs et le judaïsme, le problème c'est l'occupation qui perturbe tout le monde. » Il cite l'évangile de Matthieu et le document Kairos Palestine (réalisé en 2009 par tous les responsables religieux chrétiens de Jérusalem).

Chapitre 7 : Mon prochain musulman (Patrice Rolin)

Ce chapitre rompt avec l'image de l'islam et des musulmans largement véhiculée par les médias occidentaux. Sans nier la violence islamique, qui s'est manifestée de façon encore plus intense au Moyen-Orient qu’en Occident, l’auteur analyse rapidement les causes contemporaines de la montée de ce mouvement qui date pourtant du XVIIIe siècle. Parmi ces causes, il note le succès ressenti de la révolution islamique en Iran en 1979, la démoralisation des pays arabes après la défaite de 1967 face à Israël, les deux guerres du Golfe, l'invasion de l'Irak par les Occidentaux et enfin les attentats du 11 septembre 2001, qui ont accru la perception d’un « choc des civilisations » de part et d'autre. Munther Isaac pointe aussi le rôle des Etats-Unis qui ont favorisé la création des talibans pour lutter contre l'URSS en Afghanistan, qui ont soutenu les Frères musulmans contre Sadate en Egypte puis Daesh contre Assad en Syrie. L'auteur explique la montée en puissance du Hamas par l'occupation et le blocus israéliens, l'échec du processus de paix, la corruption au sein de l'Autorité palestinienne et aussi le soutien d'Israël au Hamas utilisé pour contrer l'OLP de Yasser Arafat, bref autant de jeux politiques cyniques qui reviennent aujourd'hui en boomerang y compris contre des musulmans modérés.

Dans sa vie et au cœur même de la Palestine, Munther prône une approche plus humble qui refuse de résumer l'islam à l'extrémisme religieux. Il fait remarquer que l'extrémisme religieux n'est pas exclusif de l'islam mais se retrouve dans le christianisme, le judaïsme, l’indouisme, etc. Il veut éviter d'entrer dans le paradigme du combat du bien contre le mal, de nous contre eux ou d’eux contre nous. Si nous y entrons, nous dit-il, nous continuerons à « faire partie du problème plutôt que de la solution ». C'est une expression qu'il reprend souvent, c'est-à-dire – pour nous – comment faire partie de la solution plutôt que du problème ? Munther nous invite à nous demander pourquoi certains musulmans détestent les chrétiens et l'Occident. Est-ce simplement à cause de l'idéologie islamiste où y a-t-il d'autres raisons ?

Pour pouvoir entrer en relation avec de vrais musulmans, l’auteur nous enjoint d’éviter les stéréotypes et les généralités fantasmées. Il cite à ce propos plusieurs sondages. Le premier, réalisé en Palestine en 2015, révèle que 93 % des Palestiniens pensent que Daesh ne représente pas le véritable islam (seuls 1 % le pensent). Un second sondage réalisé en 2015-2016 dans le monde arabe révèle que 75 % des jeunes arabes étaient préoccupés par Daesh (contre 13 % seulement qui y adhéraient). Munther nous invite à entendre et soutenir les nombreux musulmans qui dans le monde tentent de promouvoir une autre approche de l'islam. Y compris en Palestine où il voit se déployer un débat interne à la société palestinienne où de nombreuses voix nouvelles et progressistes contestent les opinions extrêmes. Il cite plusieurs initiatives de dialogue interreligieux en Cisjordanie au niveau académique, en particulier entre les universités chrétiennes et les universités musulmanes. Dans ce chapitre, Munther développe son combat et son espoir, que je trouve admirable et parfois irénique, de relations apaisées et édifiantes pour la foi de chacun. Mais il ne donne malheureusement pas beaucoup d'exemples concrets et significatifs en ce qui concerne Gaza. Ce qui est clair, c'est qu'il conçoit sa vocation – il le dit à plusieurs reprises – comme un appel constant au dialogue, à l'amour du prochain musulman ou autre, quelle que soit la situation. Il ressent sa vocation comme celle d'un médiateur qui doit apaiser, c'est pourquoi il s'interdit toute agressivité.

Chapitre 8 : Heureux les artisans de paix (Patrice Rolin)

Dans la même logique, le chapitre 8 poursuit par la Béatitude « Heureux les artisans de paix » du Sermon sur la montagne. C’est dans le défi de pratiquer cette Béatitude dans sa situation particulière que l'auteur trouve l'inspiration de sa vocation. Il en livre une adaptation actualisée :

« Aimez vos ennemis ! Levez-vous, faites face à l’oppresseur et tendez-lui l'autre joue ! Recherchez l'humanité chez votre occupant par un surcroît d'effort ! Faites aux autres ce que vous voudriez qu'ils vous fassent à vous ! Rejetez la religiosité superficielle ; Dieu recherche les cœurs purs ! Heureux les artisans de paix ! Les doux hériteront de la terre, pas les puissants ! Heureux ceux qui ont soif de justice, qui souffrent pour la justice ! »

À plusieurs reprises, Munther se livre à des actualisations de textes évangéliques bien connus, c’est ainsi qu’il reçoit ce qu'il appelle le « système politique de Jésus », c’est-à-dire sa voie militante et son chemin révolutionnaire vers le Royaume. Pour lui, les Béatitudes sont le programme politique de Jésus et son message révolutionnaire. C'est aussi ce qui donne la force à l’auteur de rester sur cette terre meurtrie avec sa femme et ses deux fils, alors que Gaza est écrasée sous les bombes et que la Cisjordanie est soumise à un état de guerre. Une récente interview écrite de Munther Isaac par Ernest Reichert, président des Amis de Sabeel France, le 20 mars 2024, m'a à la fois rassuré (il est vivant ainsi que sa famille) mais aussi inquiété étant donné la situation terrible qui empire.

Ce livre nous invite à un nouveau paradigme. Il part du constat que beaucoup de chrétiens, en particulier les évangéliques, regardent la Palestine et les conflits qui la déchirent au travers du prisme de la prophétie de la fin des temps. De ce point de vue, le conflit Israël/Palestine, depuis l'instauration de l'Etat moderne d'Israël, fait partie de l'accomplissement de la prophétie et constitue le signe annonciateur d’une apothéose divine imminente. Mais, dit Munther, ce qui serait vraiment prophétique serait plutôt de mettre en œuvre les préceptes de Jésus du Sermon sur la montagne pour rendre le monde meilleur !

C'est malheureusement presque en aparté qu’il évoque d'autres approches occidentales chrétiennes, plutôt européennes, de la question israélo-palestinienne qui ne sont pas fondées sur la prophétie mais qui postulent quand même, explicitement ou pas, une affinité particulière entre Dieu et le peuple juif. Un théologien catholique allemand va même jusqu'à considérer l'Etat d'Israël comme un « sacrement divin » ! Cela s'explique probablement par le fait qu’en tant que catholique et allemand, il garde une forte culpabilité de la Shoah. Sans aller aussi loin, nous constatons tous que dans nos Eglises et dans nos communautés circule l'idée implicite d'un rapport particulier de Dieu à ce peuple et à cette terre souvent considérée comme sainte (peut-être pour son plus grand malheur !). Munther ne s'y attarde pas mais nous y reviendrons dans la discussion, car cette attitude excessivement philosémite est plus présente dans nos Eglises que l'exaltation millénariste dénoncée dans le livre. Toujours est-il que pour l’auteur, si ces considérations sur le rôle d'Israël dans le plan divin l'emportent sur la justice et sur le commandement d’amour, si ces théologies engendrent de l'apathie face à l'injustice, alors il est urgent de les reconsidérer de façon critique. Il affirme en effet que si une théologie nous conduit à être indifférent vis-à-vis de l'injustice, c'est qu'elle ne fonctionne pas bien et qu’il faut donc la remettre en cause.

L’auteur décline ensuite les Béatitudes une à une, en développant pour chacune à quel point la majorité des chrétiens occidentaux, et en particulier à nouveau les évangéliques américains, sont éloignés de l'esprit du discours de Jésus appliqué au traitement du conflit israélo-palestinien. Il raconte, par exemple, son embarras lorsque des chrétiens américains viennent chaque année à Jérusalem organiser des manifestations massives et bruyantes pour célébrer par anticipation la montée des nations à Jérusalem, avec force drapeaux israéliens, religieux juifs, religieux chrétiens et hommes politiques israéliens. D’où la gêne de l'auteur qui doit expliquer à ses amis et voisins musulmans que ces chrétiens-là ne le représentent pas. Autre anecdote savoureuse : un journaliste états-unien lui demande ce qu’il pense de ceux qui prétendent que si l'on croit en la Bible on doit accepter que Dieu favorise Israël et qu’il faut donc soutenir Israël. Munther lui répond : « Je crois en la Bible, et ceux qui croient en la Bible doivent soutenir la justice et la vérité. En réalité, si nous devons apprendre quelque chose de la Bible, c'est bien que Dieu fait effectivement preuve de favoritisme ; Dieu favorise les opprimés, les victimes de l'injustice et ceux qui souffrent pour la justice. » Il ne nous dit pas quelle fut la réaction du journaliste, mais bien souvent il retourne les choses : oui, Dieu fait du favoritisme, mais il ne favorise pas ceux que vous croyez…

À la fin du chapitre, l'auteur nous interpelle dans un texte que je vous livre in extenso car il nous est vraiment adressé :

« Aujourd’hui je demande : quand on aura besoin de l’Eglise universelle, la trouvera-t-on ? Quand le monde aura besoin de nous, agirons-nous ? Quand la justice fera défaut, prendrons-nous position ? » « Il est temps que l’Eglise fasse partie de la solution plutôt que du problème. »

Je crois que c'est un appel qui nous est lancé.

Chapitre 9 et 10 : Se lamenter dans l’espérance / Lettres d’espoir (Nicolas Guérin)

La Nakba continue et c'est l'impasse ; la situation empire : crise humanitaire sans précédent, guerre sur guerre. Est-il permis dès lors d'espérer ?

Avant d'espérer, dit Munther Isaac, il faut commencer par se lamenter. Jérémie nous enseigne la valeur de la lamentation et l’importance des larmes. La lamentation et le deuil sont les premiers pas vers le changement, vers le renouveau de la vie. Dans le sous-chapitre « Se lamenter avec le Christ », il cite une prière franciscaine que lui a offerte un de ses amis pour son ordination et à laquelle il pense souvent :

« Que Dieu te bénisse par le don d'une sainte colère contre l'injustice l'oppression et l'exploitation des gens, afin que tu puisses travailler sans relâche pour la justice, la liberté et la paix entre tous les peuples / Que Dieu te bénisse par le don des larmes à partager avec ceux qui souffrent de douleur, de rejet, de famine ou de perte de ce qu'ils chérissent, afin que tu puisses leur tendre la main pour les réconforter et transformer leur douleur en joie / Que Dieu te bénisse par le don d'une folie suffisante pour croire que tu peux réellement changer ce monde en faisant, avec la grâce de Dieu, ce que les autres prétendent qu'il est impossible de faire.»

Munther parle aussi de l'imagination prophétique pour susciter l'espérance. Les lamentations ne sont ne sont pas le mot de la fin. Elles sont la porte d'entrée vers la restauration, tout comme la croix est notre chemin vers la résurrection. La croix nous enseigne l'espérance autant que la lamentation. Oui, Jésus est mort sur la croix, mais ce n'est pas le dernier chapitre. Il est mort afin que lui-même et ses fidèles puissent revivre. Sa mort ouvre la voie à une nouvelle vie et à un nouveau départ. Sa crucifixion et sa résurrection sont l'exemple que la vie peut succéder à la mort.

Dans le chapitre 10, Munther donne quelques lettres d'espoir (arriver à partager la terre, etc.), même si lui-même n’a pas de solution politique bien arrêtée. Mais dans tous les cas, il affirme qu'il faut que l'Eglise et les chrétiens soient au défi de faire cesser l'occupation.

II. ANALYSE DE QUELQUES THEMATIQUES

Nicolas Guérin et Patrice Rolin s’accordent pour dire que si la situation est désespérante, le livre de Munther Isaac n'est pas désespérant, mais plein d'espoir. Il contient aussi beaucoup d'informations et d’enseignements sur la situation des Palestiniens qui, placés « de l'autre côté du mur », sont mal connus du monde. Il fait passer l’idée que les chrétiens palestiniens ont un rôle spécifique à jouer – et c'est bien pour cela que les dirigeants Israéliens aimeraient tant qu'ils disparaissent…

Patrice Rolin :

Je propose de commencer par la question de l’interprétation des textes, parce que dans ce livre comme dans les réalités douloureuses qu'il évoque, se trouve en permanence un conflit d'interprétation concernant les textes tant de la Bible hébraïque que du Nouveau Testament. On a, d'un côté, une lecture plus ou moins littéraliste qui se situe à distance des événements et, de l'autre, une lecture enracinée dans l'histoire et la situation actuelle, celle des chrétiens palestiniens.

Pour aborder un sujet de ce genre, je vous propose une règle simple : pour analyser de façon critique les textes et les arguments avancés (souvent pour légitimer telle ou telle position de pouvoir concernant en particulier la terre), il faut contextualiser, tenir compte des contextes historiques de production, de communication et de transmission des textes invoqués. Il faut aussi contextualiser leur réception : ce n'est pas la même chose de lire l'évangile dans une église à Paris et de le lire à Bethléem ou à Jérusalem. Cette règle, qui paraît évidente, est pourtant en permanence transgressée dans les débats comme dans les documents officiels de nos Eglises, en particulier chez les protestants qui aiment beaucoup citer les textes. L'idée est de ne pas écraser le temps, de ne pas essentialiser les parties prenantes du récit.

Concernant le rapport à la terre ou l'identité d'un peuple, comme n'importe quel autre sujet, un discours peut être porteur de vérité et de justice dans une situation historique, et le même discours, même enraciné dans la Bible, peut conduire à l'égarement et à l'injustice dans une autre situation.

J'emprunte à l’un de mes maîtres en théologie, André Gounelle, une parabole qu'il a développée pour évoquer ce qu'était l'herméneutique, c'est-à-dire l'interprétation, la façon dont on voyage entre la culture de la Bible et la culture de nos vies. Il met en scène une situation historique complètement différente de celle qui nous occupe. Considérez, disait-il, une prédication affirmant avec force et toute la rigueur théologique et biblique nécessaire, la toute-puissance de Dieu. Mettez cette prédication irréprochable dans la bouche d'un pasteur baptiste dans les Eglises du silence en Union soviétique durant la période stalinienne dans un local clandestin. Cette prédication résonnera naturellement comme une bonne nouvelle libératrice qui dit, entre autres, que le régime soviétique n'est pas la puissance suprême qui doit déterminer vos existences, vous n'avez pas à vous laisser terroriser et écraser par lui, parce que Dieu est tout-puissant. Mettez la même prédication dans la bouche de l'archevêque de Séville pendant la période franquiste ; les auteurs comprendront : le régime franquiste correspond à la volonté divine, vous devez l'accepter et lui obéir. L'affirmation de la toute-puissance divine résonne alors comme la validation de l'oppression dictatoriale. Dans un cas, cette prédication est porteuse d'une parole vraie et libératrice, dans l'autre, avec les mêmes mots, elle est une imposture qui instrumentalise le texte biblique au service d'un pouvoir en place. C'est que les puissants et les faibles ne sont pas les mêmes dans les deux cas.

Si l’on revient à notre sujet, on remarque que les relectures et les interprétations des promesses faites aux patriarches sont très diverses au travers de la Bible elle-même, elles subissent des relectures suivant les différentes périodes de l'histoire d'Israël. Dans le judaïsme comme dans le christianisme, ces textes donnent lieu à des interprétations très différentes dans les débats de telle ou telle époque. L’évaluation de la pertinence de la référence à des passages bibliques doit se faire en tenant compte des forces en présence. C'est une chose d'avoir une rhétorique conquérante quand elle est l'expression d'un petit groupe humain menacé qui n'a pas d'autre possibilité que de se tourner vers un Dieu fort pour soutenir son espérance ; ç’en est une autre quand le groupe qui s'approprie cette rhétorique conquérante est effectivement en mesure de mettre en œuvre dans la réalité le programme violent de ce discours. Or, dans nos imaginaires et nos réflexions à propos du conflit israélo-palestinien, il arrive souvent que les textes bibliques et les époques historiques soient superposées et écrasées. Il faut donc veiller à prendre en compte le statut des textes, leur contexte historique de production comme aussi le contexte de communication dans lequel nous les invoquons pour alimenter nos débats contemporains. C'est ce qu'on appelle l'herméneutique, et c'est cette démarche que Jésus et Paul ont appliquée à leur tradition dans les textes du Nouveau Testament : Je ne dis pas que la loi a tort, je dis seulement qu'on peut la lire comme ça parce que la situation a changé. On n’arrivera pas à convaincre les lecteurs littéralistes de la Bible, parce que cela fait partie de leur acte de foi de la lire au premier degré. Mais ça veut dire que dans nos Eglises nous devons apprendre à lire la Bible comme cela, l'apprendre ainsi aux fidèles et en catéchèse, montrer qu'il y a toujours un travail d'interprétation à faire.

Nicolas Guérin :

À qui appartient la terre ? La terre appartient à Dieu, elle appartient aux justes et aux doux. Et l'appartenance à cette terre en particulier est sous conditions.

La terre appartient à Dieu, c'est presque une évidence pour les croyants parce qu'ils confessent que la terre est créée par Dieu et donnée par Dieu. Mais même donnée par Dieu, la terre reste sa propriété ; en aucun cas l'Israël biblique ne peut la revendiquer comme sa propriété absolue. En revanche, la revendication par Dieu revient à plusieurs reprises dans l'histoire d'Israël, en particulier avec l'observance ou la non-observance du Shabbat.

Aujourd'hui il en est de même du point de vue de la foi. La parole du Deutéronome (16, 20 ) est toujours valable : « La justice tu la poursuivras afin de vivre et posséder la terre que l'Eternel ton Dieu de destine ». La possession de la terre découle de la poursuite de la justice. Est juste celui qui vit en conformité avec la Torah, celui qui devient une Torah vivante. C'est déjà vrai avec Noé qui était un homme juste et intègre ; Noé marchait avec Dieu. Grâce à la justice, toute l'humanité est sauvée. On retrouve cela dans Matthieu 5, 20 : la possession de la terre où Dieu règne dépend du souci de la justice et non pas l'inverse. Eretz Israël, la terre d'Israël, est vue comme la recréation du projet de Dieu. Jésus appelle la réalisation de la volonté de Dieu, sur la terre comme au ciel à cette condition : créée par Dieu, elle est pour tous les hommes et pour toutes les nations. Elle est promise aux doux : « Heureux les doux, ils posséderont la terre ». La douceur c’est le joug de la Torah dont Jésus dit qu'il est aisé et son fardeau léger. La terre d'Israël appartient donc à Dieu, aux justes et aux doux. Elle ne peut pas être possédée si ce n'est par la justice et la douceur. La finalité est que toutes les nations puissent monter à Jérusalem si ceux qui habitent le pays pratiquent la justice et la douceur.

Patrice Rolin :

Il faut éviter les mots gigognes. Je voudrais en évoquer quelques-uns comme celui de Terre promise. Cette expression est paradoxale parce qu'elle a été très souvent utilisée comme bannière de diverses conquêtes dans l'histoire : les missionnaires considéraient que les territoires conquis étaient une sorte de Terre promise, les Américains considèrent que l’Amérique est leur Terre promise comme le pensaient les premiers colons, les pèlerins anglais du Mayflower.

Paradoxalement, alors qu'elle a été beaucoup utilisée, l'expression Terre promise n’apparaît qu'une seule fois dans la Bible (dans l'épître de Paul aux Hébreux). En fait, on devrait plutôt traduire cette expression par « terre de la promesse ». Mais si l'expression est absente de la Bible hébraïque, l’existence de cette promesse, ou plutôt de ces promesses, est incontestable au travers de formulations comme « le pays » où « la terre que je donnerai à ta descendance ou que j'ai juré par serment à tes pères ». Je préfère parler des promesses plutôt que de la promesse pour trois raisons : parce que la promesse de la terre est réitérée à plusieurs interlocuteurs différents avec des contenus différents pour l'étendue du territoire, qui évolue, et aussi parce que la terre n'est pas le seul objet de la promesse. On peut ajouter que si le mot Terre promise est presque totalement absent des évangiles, Paul affirme vigoureusement dans sa Lettre aux Romains que les promesses faites aux pères n'ont pas été abolies (il utilise le pluriel). Mais les chrétiens sionistes et aussi certaines églises réformées disent que pour Paul et pour tout le Nouveau Testament, les promesses dont il était question quand Dieu promettait aux patriarches une terre et une descendance reçoivent leur accomplissement en Christ. Nous nous retrouvons de nouveau face à un conflit d'interprétation quant aux promesses partagées par Paul et par les judaïsmes de son époque qui avaient déjà eux-mêmes différentes compréhensions de ces mêmes promesses. Les promesses comprises par Paul – et je crois qu'on peut étendre la remarque à Jésus – se trouvent réinterprétées quant à leur contenu : elles voient leur nombre d'héritiers s'élargir considérablement et elles n’ont plus rien de territorial, que ce soit pour les juifs ou pour les païens. Pour Paul aux Galates, il s'agit par exemple de l'héritage d'une adoption filiale : nous sommes tous fils de Dieu, c'est cela la promesse qui est accomplie.

Dans le dialogue nécessaire et incontournable avec nos frères juifs dans leur diversité, il faut bien sûr prendre en compte la lecture des uns et des autres de ces différentes promesses qui sont un héritage commun, mais ce dialogue ne gagnera pas à ce que la partie chrétienne mette sous le boisseau le fait que pour l'apôtre Paul, et probablement aussi pour Jésus – qui étaient eux-mêmes tous les deux juifs -, il semble qu’il y ait une réinterprétation complètement déterritorialisée et non ethnique de ces promesses. Et parfois on a l'impression dans le dialogue judéo-chrétien, et cela est vrai du dialogue avec toutes les autres religions, qu'on considère qu’il faut adhérer aussi à la position de l'autre. Eh bien non, il se trouve que Paul et Jésus, les deux Juifs que nous suivons, ont radicalement universalisé ces promesses. On peut entendre que les Juifs les comprennent de façon exclusive mais ça reste une différence entre nous, qu'il ne faut pas oublier même si ça fâche.

Nicolas Guérin :

Je voudrais aborder la question du rapport entre foi et politique et de l'instrumentalisation de la religion dans le conflit israélo-palestinien.

Il est important d'avoir une vue historique de la situation Israël-Palestine. La question se pose déjà de façon particulière quand il s'agit d'une guerre et en particulier d'un conflit religieux. Comment définir un conflit religieux ? En fait, les hommes politiques font un lien entre les croyances et les symboles religieux pour établir la légitimité d'un conflit et pour faciliter une mobilisation de masse. Les valeurs et les symboles religieux vont jouer un rôle décisif dans l'élaboration des identités collectives et des enjeux de sécurité. Et plus le rôle des religieux est important dans le conflit, plus il sera difficile d'atteindre un compromis entre les deux parties. On peut aussi penser aux relations entre chrétiens dans un autre conflit, celui entre l'Ukraine et la Russie.

Je mentionnerai un colloque qui s'est tenu à Paris en 2010 sur ce sujet. Les intervenants sont tombés d'accord pour dire que le conflit a pris plus que jamais l'aspect d'un conflit confessionnel, ce qu'il n'était pas à l'origine. Au départ, c’était un conflit essentiellement colonial, porté par une idéologie sioniste laïque et politique. Il s'agissait de créer un Etat laïque et moderne sur la terre ancestrale. Deux idéologies laïques s'opposaient alors : le mouvement sioniste d'un côté et l'OLP de l'autre. C'est l'impasse politique du conflit qui a conduit à la radicalisation des mouvements religieux et au glissement du politique vers le religieux. Ce n'était pas le sujet, mais maintenant la situation est embrouillée. Le radicalisme juif sioniste revendique la terre en se fondant sur la Bible et en occupant les territoires palestiniens. De l'autre côté le radicalisme islamiste revendique la terre comme la sienne en se fondant sur l'islam. Le radicalisme chrétien, essentiellement américain, est venu en soutien de l'expansion israélienne. La conscience d'une responsabilité historique dans les crimes antisémites a paralysé la capacité de réaction des Occidentaux face aux injustices subies par les Palestiniens. Le projet sioniste a transféré sur les Palestiniens le mal commis en Occident…

Patrice Rolin :

C'est ce que dit Munther Isaac quand il traduit l’état d’esprit des Palestiniens : « On ne veut pas faire les frais de votre thérapie ».

Nicolas Guérin :

Dans ce paysage, les catholiques ont une position contrastée et ambiguë parce qu'ils se retrouvent des deux côtés, même s’ils font encore peu écho aux positions des chrétiens palestiniens. Face à une instrumentalisation du religieux, il est vital de trouver une solution politique qui évite de tomber dans l'extrémisme religieux. Les Occidentaux doivent reprendre la main d'une manière différente car ils ont une responsabilité historique immense.

Sur la question du rapport entre justice et paix, je me réfère à une déclaration du pape Jean-Paul II dans un de ses messages habituels du premier janvier sur la paix. En janvier 2002, peu après les attentats du 11 septembre 2001, il a délivré un message au titre évocateur : « Il n'y a pas de paix sans justice, il n'y a pas de justice sans pardon ». C’était après le massacre de milliers d’innocents. L’horreur face au terrorisme organisé est mondiale, dit-il, l'Eglise doit témoigner son espérance. La paix est œuvre de justice et d'amour, la relecture des souffrances causées par des totalitarismes du XXe siècle (nazisme et communisme) fait émerger la conviction suivante : les piliers de la véritable paix sont la justice et cette forme particulière de l'amour qu’est le pardon.

Mais quand on parle de justice et de pardon comme conditions de la paix, on les perçoit souvent comme antithétiques. C’est pourquoi Jean-Paul II leur donne des bases bibliques : l’exigences de la justice et l'appel au pardon. Le terrorisme naît de la haine, il engendre la méfiance, le repli sur soi et la spirale de la violence. Il est fondé sur le mépris de la vie humaine, il est un véritable crime contre l'humanité. Certes il existe un droit de se défendre contre le terrorisme, mais ce droit doit répondre à des règles morales et juridiques tant dans les objectifs que dans les moyens. La prétention des terroristes d'agir au nom des pauvres est une flagrante imposture. On ne tue pas au nom de Dieu. Imposer la vérité est un outrage à Dieu, le fanatisme fondamentaliste est une attitude radicalement contraire à la foi en Dieu. Aucun responsable religieux ne peut avoir de l'indulgence pour le terrorisme, qui est une profanation de la religion.

Le pardon est nécessaire, mais que signifie concrètement pardonner ? Jean-Paul II dit que c'est d’abord un choix personnel mais que c'est aussi une politique, des comportements sociaux et des institutions juridiques qui donnent à la justice un visage plus humain. La dimension du pardon atteint les Etats et la communauté internationale. Cette capacité de pardonner est la base de tout projet à venir d’une société plus juste et solidaire. Refuser de pardonner bloque tout. C'est un message paradoxal car il peut donner une impression de faiblesse ; en réalité, il faut une grande force et un courage moral aussi bien pour accorder le pardon que pour le recevoir. Une compréhension et une coopération interreligieuse sont nécessaires ; la responsabilité des religieux chrétiens, juifs et musulmans est leur témoignage, car il y a une vérité plus grande que l'homme.

Quant au pape François, il a dit à plusieurs reprises que la guerre est toujours une défaite ; il appelle en permanence à la cessation des conflits, il affirme que la négociation n’est pas une faiblesse ni une capitulation mais la manifestation d'une force.

III. ECHANGES AVEC LE PUBLIC

Question :

A la maison du barreau, nous avons invité les Guerrières de la paix, c'est-à-dire des Israéliennes et des Palestiniennes qui se mettent ensemble pour arriver à la paix. De cette soirée il est ressorti cette demande des femmes qui devrait faire partie maintenant de nos préoccupations. Elles disent que les femmes, qui sont la moitié de l'humanité, devraient avoir la parole dans toutes les négociations de conflit ; c'est quelque chose de nouveau qui me paraît extrêmement important pour l'avenir. J'ajoute que les conflits se terminent toujours par des lois d'amnistie.

Question :

Je relaie une préoccupation de beaucoup de chrétiens qui vont au culte. Dans les liturgies catholique ou protestantes, beaucoup de fidèles mais aussi de ministres du culte ont du mal désormais à prononcer le mot Israël lorsqu'ils lisent les textes, notamment l'Ancien Testament, à cause de cette confusion complaisamment entretenue entre l'Israël biblique et l'Etat moderne d'Israël. N'y aurait-il pas une démarche de prévention à faire lors des célébrations ? L’intervenant pourrait préciser qu’il va lire un texte qui cite Israël mais qu'il ne faut pas confondre le peuple de la Bible et l’Etat d'Israël. Est-ce possible matériellement et liturgiquement ?

Nicolas Guérin :

C'est possible au moment de la prédication.

Patrice Rolin :

Ma réaction est plutôt qu’un texte seul sans commentaire n'a pas beaucoup de sens. Je préfère cela à la solution à la mode en Allemagne qui consiste à lire la Bible telle qu'elle devrait être comprise en l’adaptant aux idées du moment. On veut par exemple ôter les références au patriarcat ou à la violence, etc. Cela me paraît toujours malsain de tordre le texte biblique pour le rendre acceptable. Le texte peut gratter, c’est vrai, mais il est fait pour ça. On peut en rendre compte par l'introduction ou par le commentaire, mais il ne faut pas le lire tout seul, comme pour dire qu’il a un effet magique parce qu'il vient de la Bible.

Question :

Dans un colloque de 2018 sur Israël dans la Bible3, les palestiniens chrétiens disaient avoir trouvé une solution : pour ne pas dire « peuple d'Israël » qui leur fait trop mal, ils le remplacent par l’expression « mon peuple », le « peuple de Dieu », etc.

Patrice Rolin :

Oui, on peut comprendre cela.

Question :

Pour moi, la grande erreur de Jean-Paul II est d'avoir dit que l'Etat d'Israël actuel est l'héritier de l'Israël biblique. Mais le pape d’alors était inspiré par Mgr Lustiger, et le diocèse de Paris est le plus pro-israélien de tous les diocèses de France. A noter que dans les églises cztholiques, on prie pour Israël mais jamais pour la Palestine.

Patrice Rolin :

L’Eglise se réfère à une histoire à mon avis faussée, qui dit que l'Israël moderne est le successeur de l'Israël ancien, parce qu'elle pense qu’il y a d'abord eu Israël et ensuite le christianisme. D'abord, on essentialise le judaïsme comme si le judaïsme israélite, qui était un judaïsme de culte sacrificiel au temple, était le même que le judaïsme rabbinique.

André Paul, historien et théologien spécialiste de la Bible, a fait beaucoup de vagues lorsqu’il a publié ses Leçons paradoxales sur les Juifs et les Chrétiens (Paris, 1992). Il écrivait : au premier siècle après Jésus-Christ, on avait un judaïsme très multiple avec des zélotes, des baptistes, des esséniens, des sadducéens, des pharisiens etc., qui eux-mêmes étaient les héritiers de l'ancienne religion israélite. Dans ce bouillon de culture deux juifs, Paul et Jésus (suivis par d'autres, Mathieu, Jean l’Evangéliste, etc.), ont proposé une lecture universaliste et promu une religion inclusive qui était en fait un judaïsme inclusif. De ce point de vue, nous sommes tous des juifs universalistes. Après la chute du temple en 70, le mouvement pharisien a pris le dessus, éliminé tous les autres, et il n’est plus resté que le judaïsme rabbinique, celui que nous connaissons aujourd’hui et qui est, au même titre que nous, héritier de ce bouillon de culture. Donc le judaïsme rabbinique n’est pas notre « frère aîné », il n’est pas constitué de gens qui lisent la Bible mieux que nous parce qu'ils l’ont lue avant nous. Du même bouillon de culture sont nées deux branches d’un même arbre. Si l’on a bien ce schéma historique en tête, alors on ne peut plus dire qu’il y a une priorité, une antériorité. Il faut reconnaître franchement que l’on est dans un conflit d'interprétation. Souvent les amitiés judéo-chrétiennes rassemblent des chrétiens pieux qui écoutent les rabbins parler et les admirent comme des « grands frères », mais c’est une erreur.

Question :

Quand les Juifs ont été exilés après la destruction du premier temple et que l’édit du roi Cyrus leur a permis de quitter Babylone, très peu d’entre eux sont effectivement retournés en Palestine.

Patrice Rolin :

Oui, et d'abord il y en a très peu qui sont partis (moins de 10 %). Dans notre mythologie, nous croyons que tout le peuple juif a été déporté à Babylone, mais ce ne sont que les élites qui sont parties. Et ceux qui sont revenus n'ont pas été accueillis à bras ouverts. Beaucoup se sont installés à Babylone et ont réussi. Ce fut la même chose après la seconde destruction du temple en 70, avec ce mythe que les Romains auraient expulsé tous les Juifs. Non, l'essentiel de la population est resté sur place. C’est de là aussi qu’est né le mythe fondateur du Juif errant, même si c'est peut-être le christianisme qui lui a donné corps au cours de ces 2000 ans.

Question :

Sur la notion de Terre sainte, j'aime beaucoup ce que disent les musulmans : « il n'y a de terre sainte que celle où je pose mes pieds pour prier ». C’est très fort parce que, de ce fait, il ne peut plus y avoir de revendications territoriale, d'antériorité etc.

Patrice Rolin :

Oui, la première fois que le mot Terre sainte apparaît dans la bible hébraïque, c'est quand Moïse est sur le mont Sinaï et ça ne concerne pas la Palestine.

Nicolas Guérin :

Il vaudrait mieux employer l’expression « terre de sainteté », car la terre n'est pas sainte en elle-même, elle ne l'est qu’à condition que l'on y pratique le droit et la justice.

Patrice Rolin :

Quand on lit le Lévitique, on pourrait effectivement parler de terre de sainteté parce que c'est un projet plutôt qu'une ontologie.

Il y a un débat à l'intérieur de la Bible hébraïque. On trouve le récit de Josué qui parle d’une conquête absolument terrible où l’on tue tout le monde, et on y trouve aussi la prostituée dont le mur de la maison s'effondre mais qui n'est pas touchée, le récit se concluant sur le fait qu’elle et ses descendants habitent toujours parmi la population. Donc, y compris dans les textes des plus violents de la Bible, il y a toujours un passage qui dit qu’on peut voir les choses autrement. Il y a bien débat à l'intérieur du judaïsme entre une piste qui va devenir universaliste avec les prophètes et une piste exclusiviste. Et puis on n'est pas forcé d'être d'accord avec tout ce que dit la Bible.

Question :

Il y a une idée fixe chez les chrétiens sionistes, c'est le souhait d’un retour imminent du Christ sur terre, raison pour laquelle il faudrait provoquer l'Apocalypse pour hâter son retour. Munther Isaac répond : mais pourquoi voulez-vous que le Christ revienne, puisqu’il a dit tout ce qu’il avait à dire lorsqu’il est venu et qu’il nous appartient, à nous les humains, d’appliquer son message de paix et de justice ?

Nicolas Guérin :

Dans la tradition catholique, c'est l’opposition célèbre entre « déjà » et « pas encore ». En fait, pour nous, le « retour » du Christ a lieu chaque fois que nous célébrons l'eucharistie. Nous ne sommes pas sans cesse renvoyés à l'eschatologie.

Patrice Rolin :

A mon avis, quand on parle de l'eschatologie, c'est à dire des choses dernières, on fait toujours l'erreur d’interpréter le mot « dernier » chronologiquement. Il faudrait plutôt comprendre « en dernier ressort », c'est-à-dire ce qu'il y a de plus fondamental. Si on regarde la plupart des textes eschatologiques de la Bible, y compris l'Apocalypse, ils ne parlent pas de l'avenir mais de nos combats présents du point de vue de l'imaginaire, du but à atteindre. Chaque fois que les disciples demandent à Jésus : « Dis-nous quand ces choses vont arriver », il part dans un nuage de fumée sur tous les clichés apocalyptiques et à la fin il les ramène au présent en disant :« Aujourd'hui veillez et priez ». C’est la même chose avec Paul qui répond aux Thessaloniciens qui s'inquiètent de l'avenir : « Pour ce qui est d'aujourd'hui, édifiez-vous les uns les autres, c'est déjà assez ». Paul utilise toujours l’eschatologie non pas pour spéculer sur la fin des temps mais pour dire ce que ça signifie pour nous aujourd'hui.

Nicolas Guérin :

Il est clair aussi que l'Apocalypse a été écrite pour encourager les communautés chrétiennes de la fin du premier siècle.

FIN

1 Voir la déclaration Église et Israël (2001) de la Concorde de Leuenberg, charte fondamentale qui établit et réalise l’unité de l’Église entre les traditions de la Réforme en Europe depuis 1973.

2 Un des « nouveaux historiens » israéliens.

3 Colloque « Israël dans la Bible et l’État d’Israël aujourd’hui - Des chrétiennes et des chrétiens d’ici et de là-bas s’interrogent », organisé par Amis de Sabeel France à l’Institut protestant de théologie (Paris, 24 novembre 2018).

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