Déclaration de Kairos Palestine en soutien à l'évêque Azar : Dire la vérité, et parler de génocide, 4 novembre 2025
Le jour de la Fête de la Réformation, qui est un jour censé appeler à se remettre en question, à prendre un nouveau départ, à être vrai, ces mêmes vertus ont été reçues à Jérusalem comme des offenses ou des agressions. En effet, l’évêque Sani Ibrahim Azar de l’Église évangélique luthérienne en Jordanie et en Terre Sainte a osé évoquer au cours du culte à l’église luthérienne du Rédempteur, et dans un langage de vérité, ce que les Palestiniens vivent aujourd’hui. « Que veut dire Réformation après deux années de génocide ? a-t-il demandé. Que veut dire Réformation quand nous sommes confrontés à un territoire, à un monde qui est à ce point brisé ? Que veut dire Réformation dans un monde où les enfants sont séparés des écoles et les croyants de leurs églises, car ils ne peuvent plus s’y rendre ? Où les familles sont séparées les unes des autres par des postes de contrôle militaires et des barrages ? Où les gens sont emprisonnés sans aucune raison, et où les familles sont toujours à la recherche de proches qui gisent sous les décombres ? ».
Sur ces paroles, le vice-président du Conseil central des Juifs d’Allemagne, Abraham Lehrer, qui assistait au culte, a quitté les lieux, et les représentants des Églises et des groupes politiques allemands qui étaient également-là ont immédiatement réagi à son indignation en condamnant non pas les dévastations qui ont ravagé Gaza, mais le courage d’avoir osé les évoquer.
Cet incident met en lumière une tragédie d’une bien autre ampleur : l’effondrement moral que révèle la manière dont une large part des institutions chrétiennes d’Occident réagit aux souffrances des Palestiniens, l’apathie de bien des chrétiens d’Occident à leur égard, et le retour de la vieille habitude coloniale qui consiste à diaboliser …les victimes.
Le mot « génocide ».
Ce ne sont pas nous, les Palestiniens, qui avons inventé ce mot, et ce ne sont pas nous qui en avons donné la définition. C’est le reste du monde qui l’a fait, le monde occidental tout particulièrement qui, en 1948, après l’Holocauste, lui a donné une force morale et légale à travers la Convention sur la prévention et la punition du crime de génocide.
Et aujourd’hui quand nous, nous recourons à cette même définition pour décrire ce qui est en train de se passer sous nos yeux, on nous dit que c’est inacceptable. Quand des gouvernements occidentaux et leurs alliés commettent ce crime, ils blâment ceux qui en font mention : « C’est de la corruption morale », disent-ils alors.
Une telle attitude n’est pas seulement de l’hypocrisie : c’est du racisme. C’est un déni de notre commune humanité. C’est comme si les droits humains et l’indignation morale étaient réservés à certains seulement, mais jamais aux Palestiniens. Et pourtant c’est ce même monde qui a clairement reconnu ce que l’évêque Azar a simplement nommé :
· Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme dans les Territoires palestiniens occupés, a affirmé que les actions d’Israël ont atteint le seuil d’un génocide.
· Craig Mokhiber, directeur au bureau du Haut-Commissaire des Nations Unies pour les droits de l’homme, a donné sa démission en signe de protestation en écrivant que « nous assistons à un génocide qui se déroule sous nos yeux ».
· La Commission indépendante d’enquête des Nations Unies de juin 2024 a trouvé des motifs raisonnables de croire qu’Israël a commis des actes de génocide.
· La Cour Internationale de Justice a affirmé dans sa décision de janvier 2024 que l’accusation de génocide formulée par l’Afrique du Sud contre Israël était plausible.
· Des universitaires israéliens juifs tels que Omer Bartov, Raz Segal, Neve Gordon, Ilan Pappé, et Jeff Halper ont tous utilisé ce même mot.
· Des organisations de défense des droits humains comme B’Tselem, Amnesty International, Human Rights Watch et Al-Haq ont documenté des attitudes et des actes correspondant à un génocide au sens du droit international.
· Comme l’a reporté la BBC en octobre 2024, plus de 800 spécialistes du génocide et du droit international, dont des universitaires de renom du monde entier, ont publié une déclaration commune dans laquelle ils avertissaient que l’agression d’Israël contre Gaza « correspond à la définition du génocide » et demandaient aux États de faire leur devoir en entreprenant tout pour l’empêcher.
· Et en septembre 2025, l’Association internationale des chercheurs sur le génocide (IAGS) qui regroupe les spécialistes du monde entier sur ce sujet a déclaré tout à fait clairement que ce que faisait Israël à Gaza correspondait à la définition légale de ce qu’est un génocide selon la Convention de 1948 (dans The Guardian du 1er septembre 2025).
Quand donc l’évêque Azar a utilisé le mot « génocide », il n’exagérait nullement. Au contraire : il était fidèle à la fois à la réalité sur le terrain, envers la justice, et envers la conscience humaine.
Hypocrisie allemande et Question de la crédibilité morale.
Nous reconnaissons que beaucoup de chrétiens, de théologiens et de citoyens du monde occidental, y compris d’Allemagne, ont manifesté leur solidarité à notre égard, et cela leur a beaucoup coûté parfois. Mais leur témoignage est resté marginal au sein des structures politiques et ecclésiales dominantes qui continuent à permettre ce qui est injuste. Que les protestations les plus bruyantes soient venues de représentants allemands est pour le moins étonnant. Et que le gouvernement allemand et des dirigeants d’Église allemands réprimandent un évêque palestinien pour avoir utilisé le mot génocide alors que leur propre État fournit des armes à Israël est le comble de l’hypocrisie.
Plus que tout autre pays, l'Allemagne devrait savoir que se taire devant l'extermination est une forme de complicité. Et pourtant, aujourd'hui, alors que des dizaines de milliers de Palestiniens sont exterminés, l'Allemagne poursuit ceux qui osent protester, interdit des œuvres artistiques, censure des journalistes et diffame ceux qui réclament que justice soit faite. Ce n'est nullement un repentir pour les crimes d’autrefois, mais une répétition par complicité.
Quand une nation qui a autrefois commis un génocide en finance un autre aujourd’hui et réprime ceux qui protestent, elle perd toute autorité morale. Quand une Église qui célèbre la Réformation proteste contre un sermon plutôt que contre l'injustice, elle trahit la foi qu’elle prétend confesser. Les Palestiniens n’ont pas besoin de recevoir des leçons de morale de la part de ceux qui sont complices de leur souffrance.
« Plus jamais » est devenu « Encore et encore ».
Pour ce qui est d’Abraham Lehrer, le fait qu’il soit sorti est décevant, non point parce qu’il n’approuvait pas, mais parce qu’il est le symbole même d’une distorsion tragique de la mémoire. « Plus jamais » était censé exprimer un désir moral universel : plus jamais pour personne, plus jamais nulle part. Mais aujourd’hui, ce désir s’est transformé en « Encore, et encore ».
La communauté juive, qui s’est relevée des cendres du génocide, de l’Holocauste, devrait être la première à alerter quand un génocide se produit à nouveau. Et de fait c’est ce que font beaucoup de ses membres. Nous sommes profondément reconnaissants pour les courageuses voix juives telles que Jewish Voice for Peace (Voix juive pour la paix), Independent Jewish Voices UK (Voix juives indépendantes au Royaume-Uni), Rabbis for Ceasefire (Rabbins pour un cessez-le-feu), Breaking the Silence (Briser le silence) et pour des personnalités prophétiques telles qu’Ilan Pappé, Avi Shlaim, Miko Peled, Norman Finkelstein et Gideon Levy, qui se sont exprimées clairement et avec un grand sens moral. Ils incarnent la conscience de la foi des prophètes dans la Bible.
L’échec du dialogue judéo-chrétien.
Ce qui s’est passé là révèle aussi un problème de longue date : la corruption du dialogue judéo-chrétien. Ce qui a commencé comme un formidable mouvement de réconciliation a été manipulé pour imposer le silence. Les Églises, en Allemagne tout particulièrement, ont été victimes de chantage par les acteurs du dialogue judéo-chrétien, et ainsi amenées à devenir des complices. On leur a dit que nommer l’apartheid ou le génocide israélien est un acte antisémite, et que se positionner du côté des opprimés c’est brûler les ponts. Un tel « dialogue » n’est plus au service de la vérité ou de la réconciliation. Il se met au service du pouvoir et sanctifie l’injustice.
Un vrai dialogue n’est plus possible quand l’un des partenaires doit renoncer à son humanité pour y participer. Un vrai dialogue doit être fondé sur l’honnêteté et pas sur la peur. Quand le dialogue est mis au service de l’oppression, ce n’est plus un dialogue, c’est de l’idolâtrie.
Courage prophétique et Appel à la vérité.
Dans un tel contexte, les paroles de l’évêque Azar n’étaient nullement une provocation politique, mais une fidélité prophétique. Car voici ce qu’il a dit dans son sermon : « Quand les communautés internationales ignorent la souffrance des Palestiniens, c’est un appel à une Réformation. Quand les chrétiens palestiniens sont expulsés des terres où ils ont toujours vécus au point que nos églises risquent de devenir des musées, c’est un appel à une Réformation. Quand le récit dominant à l’échelle mondiale en vient à déshumaniser les Palestiniens et à ignorer l’existence même des chrétiens palestiniens, c’est un appel à une Réformation. »
L’évêque n’a fait rien d’autre que dire la vérité, et cela a produit la gêne qui survient toujours quand la vérité est exprimée. Ce n’est pas un scandale, c’est un moment de vérité. C’est un rappel que l’Église est toujours à nouveau appelée à dire la vérité à ceux qui ont le pouvoir, et à choisir la justice de préférence au confort. Ce qu’a dit l’évêque Azar n’était pas une agression. Il tendait un miroir, et c’est peut-être cela que beaucoup n’arrivent pas à supporter : se découvrir dans le miroir comme complices de la souffrance des enfants de Gaza.
Kairos Palestine exprime son soutien et sa reconnaissance au courage prophétique de l’évêque Azar, et se positionne solidairement à ses côtés.
Kairos Palestine.
Traduit par les Amis de Sabeel France
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