Déclaration de Sabeel sur la loi israélienne
d’État-nation du peuple juif
Henry Siegman, ancien directeur national du Congrès
juif américain, vient de dire : « Israël a franchi le seuil qui sépare "la
seule démocratie au Proche-Orient" du seul régime d’apartheid dans le
monde occidental ». Quant à nous, nous avons toujours considéré la
démocratie israélienne avec beaucoup de scepticisme. Maintenant, sa loi
d’État-Nation affirme son statut de régime d’apartheid.
Car le jeudi 19 juillet 2018, la Knesset israélienne [note
du traducteur : le Parlement d’Israël] a voté la loi d’État-Nation avec
une majorité de 62 voix contre 55. Pour ceux qui la soutiennent, elle définit
Israël comme un État fort qui affirme son identité juive. Pour ceux qui s’y
opposent, elle confirme Israël comme un État d’apartheid. Car il est vrai que
les citoyens palestiniens d’Israël vivent sous des lois israéliennes
discriminatoires depuis la création d’Israël en 1948. Ils ont toujours été
traités comme des citoyens de « seconde zone », voire pire. Ce que la
nouvelle loi d’État-Nation affirme, c’est que ce qu’Israël a pratiqué depuis 70
ans est maintenant entériné comme loi fondamentale. Peu de choses ont changé
dans la pratique, si ce n’est que ce qui était jusqu’à présent du racisme de
fait est maintenant devenu un racisme de droit. J’espère que ces implications
racistes seront plus évidentes maintenant aux yeux de beaucoup, entre autres du
fait que le statut de la langue arabe a été rétrogradé, ce qui est une insulte à
plus de 20% de la population israélienne.
Je suis sûr que beaucoup de personnes et
d’organisations se sont déjà rendu compte des problèmes inhérents à cette
nouvelle loi. Ce qui me préoccupe tout particulièrement est son aspect
religieux et théologique. Car la loi a des connotations religieuses qui
pourraient avoir des implications politiques et religieuses plus profondes.
1. La loi d’État-Nation commence ainsi : « La
Terre d’Israël est la patrie historique du peuple juif dans laquelle a été créé
l’État d’Israël. »
Qu’entendons-nous par « Terre d’Israël » ? Beaucoup
pourraient ne pas se rendre compte de la signification religieuse talmudique de
cette appellation. Selon le Talmud, la Terre d’Israël inclut non seulement Israël
et la Palestine actuels, mais encore l’ensemble du Sinaï, la Jordanie, la
Syrie, le Liban et des parties de la Turquie. En outre, dans toutes les
interprétations talmudiques, la Terre d’Israël inclut aussi Chypre. (Shahak 1994)
En ne définissant pas de frontières précises, il est clair que les
rédacteurs de la loi voulaient lui donner un caractère approximatif, évolutif,
et ouvert à l’expansion. Il est clair, selon la formulation de la loi, que la Terre
d’Israël est plus étendue que l’État d’Israël. L’État est établi sur une petite
partie seulement de la Terre d’Israël.
2. La nouvelle loi dit aussi : « Jérusalem,
dans sa totalité et réunifiée, est la capitale de l’État ».
Où sont les frontières de Jérusalem ? Et que veut dire « dans sa
totalité » ? Il est important de se rappeler que, selon le droit
international, Jérusalem-Est fait partie de la Cisjordanie occupée et qu’elle
est occupée illégalement par Israël. De même, il faut se rappeler que Jérusalem
est sainte et unique, non seulement pour les juifs mais aussi pour les
chrétiens et les musulmans. En l’absence de souveraineté partagée sur Jérusalem,
la paix n’existera jamais. Telle qu’elle est formulée, la nouvelle loi ferme la
porte à la paix. Israël doit revenir à la réalité s’il envisage sérieusement la
paix au Moyen-Orient.
3. « Le droit à l’autodétermination
nationale au sein de l’État d’Israël est réservé à la seule population juive ».
La nouvelle loi d’État-nation claque la porte au droit à
l’autodétermination des Palestiniens tel qu’il est prévu par le droit
international. Sans une autodétermination qui assure aux Palestiniens le droit
à la liberté, à la souveraineté et à la dignité humaine, Israël ne jouira
jamais de la paix et de la sécurité.
4. « L’État sera ouvert à l’immigration juive
et à l’accueil des exilés. »
L’« accueil des exilés » est un autre article de la nouvelle loi qui a
des connotations religieuses et qui peut être particulièrement litigieux. Tout
d’abord, il convient de rappeler que l’immigration en Israël est réservée aux seuls
Juifs. Ce qui est plus contestable encore, c’est d’affirmer que les Juifs qui
vivent aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni et ailleurs dans le monde seraient
en exil. Se considèrent-ils eux-mêmes comme étant en exil ? Faut-il
considérer des Juifs qui ont la liberté de vivre où ils en ont envie comme
étant en exil ? Les seuls exilés que je peux voir sont les réfugiés
palestiniens qui, conformément au droit international, ont le « droit au
retour » dans leur pays. « L’accueil des exilés » est une
expression religieuse archaïque. Elle est anachronique et vide de sens, à moins
qu’il ne s’agisse de la nostalgie imaginaire que pourraient ressentir certains
juifs religieux. Elle est importante aussi pour les nombreux sionistes
chrétiens qui croient que « l’accueil des exilés » hâterait la
seconde venue du Christ. Est-ce que la majorité des Juifs occidentaux qui
vivent hors d’Israël, dont de nombreux rabbins ainsi que des Juifs laïques,
croient à cette terminologie religieuse archaïque et l’acceptent ?
Trois remarques pour
terminer :
1. La loi sur l’État-nation définit de façon précise un certain nombre de
points dont le nom de l’État, ses symboles, sa langue, le nom de sa capitale et
d’autres encore. Cependant trois points très importants ne sont pas
définis :
- Les frontières de la Terre d’Israël.
- Les frontières de l’État d’Israël.
- Les frontières de la ville de Jérusalem.
Cela nous semble-t-il seulement bizarre, ou est-ce le signe d’implications
plus inquiétantes encore ? Je suis persuadé que cela reflète des
intentions sournoises et dangereuses. Comment Israël peut-il promulguer une loi
fondamentale pour son État sans en définir les frontières ? Au lecteur de
se faire une idée de ce que cela implique !
2.
Israël a été reçu aux Nations Unies comme État membre
sur la base de sa Déclaration d’Indépendance, qui affirme entre autres que « l’État
d’Israël… va promouvoir le développement du pays au profit de tous ses habitants ; il sera fondé sur
les principes de liberté, de justice et de paix enseignés par les prophètes
hébreux ; il respectera la pleine égalité sociale et politique de tous ses
citoyens sans distinction de race, de croyance ou de sexe ; il garantira
la pleine liberté de conscience, de culte, d’éducation et de culture ; il
protègera le caractère sacré et l’inviolabilité des sanctuaires et des lieux
saints de toutes les religions, et il se consacrera à la mise en œuvre des
principes de la Charte des Nations Unies. Nous… appelons les habitants arabes de
l’État d’Israël à retrouver les chemins de la paix et à prendre leur part au
développement de l’État, avec une citoyenneté pleine et égale et une
représentation en bonne et due forme dans ses organismes et institutions, provisoires
ou permanents. »
En réalité, Israël n’a jamais mis en application sa Déclaration
d’Indépendance. Il n’empêche : par deux fois, les mots de « pleine
égalité » y sont mentionnés. D’abord dans : « Il respectera la pleine égalité sociale et
politique de tous ses citoyens… ». Et un peu plus loin, dans une
référence claire aux habitants arabes de l’État, on lit : « … et à prendre leur part au développement
de l’État, avec une citoyenneté pleine et égale… ».
À la lumière de ces paroles de la Déclaration d’Indépendance et à la
lumière de celles de la nouvelle loi d’État-Nation, la question qu’il convient
de se demander est celle-ci : La nouvelle loi a-t-elle changé le caractère
de l’État d’Israël ?
Il convient de noter que la Déclaration d’Indépendance avait été écrite par
des militants sionistes en grande partie laïques, alors que la récente loi
d’État-Nation a été écrite par des militants sionistes en grande partie
religieux. À la lumière de ce qui paraît bien être une divergence entre la
Déclaration d’Indépendance et la nouvelle loi, peut-on encore considérer qu’Israël
« se consacre à la mise en œuvre des
principes de la Charte des Nations Unies… » ?
3.
Il convient de garder en mémoire les propos du
prophète Michée (6.8) : « On t’a fait connaître, ô homme, ce qui est
bien, ce que le Seigneur exige de toi : rien d’autre que le respect du
droit, l’amour de la fidélité, et la vigilance dans ta marche avec Dieu. »
Comme êtres humains qui croient à la démocratie au
service de tous, nous condamnons la nouvelle loi d’État-Nation d’Israël. Nous
appelons tous nos amis à en examiner toutes les implications racistes, et à y
résister par tous les moyens non-violents possibles.
Naïm Ateek, président du Conseil d’administration de Sabeel.
Jérusalem, le 7 août
2018.
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