L'intellectuel
et poète israélien Almog Behar, professeur de philosophie et de liturgie juive,
fondateur du département d'études des cultures judéo-arabe et séfarade à
l'Université Ben-Gourion (Beer-sheva) milite pour le renouveau de la culture
juive orientale. Ce texte, qu’il a écrit dans la foulée du vote par Israël de
la loi État-nation, a été traduit de l’hébreu par Gabriel Abensour pour la page
Facebook Israël,
regards sionistes de gauche, et publié avec l’autorisation de l’auteur dans
le magazine Terre Sainte de septembre-octobre 2018.
Pour moi
aussi, l'État d'Israël n'est pas assez juif – dans le sens où il n'est pas
suffisamment sensible à l'étranger, à la veuve et à l'orphelin ; dans le sens
où il ne restitue pas les terrains lors du Jubilée ; dans le sens où il
n'interdit pas l'usure ; dans le sens où il n'est pas plurilingue et où on
n'entend pas assez le yiddish, le judéo-arabe ou le ladino. L'Orient continuera
à y être un lieu refoulé, caché, nié, moqué, et la culture judéo-arabe restera
en exil.
Meir Buzaglo a
souvent dit qu'à la fondation de l'État, le judaïsme n'était pas prêt. La loi
juive, par exemple, ne se pose toujours pas la question du bon fonctionnement
d'un État juif durant le shabbat, obligé, en tant qu'État moderne, à produire
de l'électricité et faire fonctionner des hôpitaux le samedi. De même, la loi
juive ne se conçoit encore uniquement qu'à travers le prisme d'une communauté
minoritaire au sein d'une majorité non-juive, elle ne se demande pas quel est
son rôle au sein d'une société devenue majoritaire et hégémonique.
Les textes
juifs appelant, par le passé, à se venger des non-juifs oppresseurs ont été
rédigés comme une vengeance symbolique et sublimée d'une minorité juive face à
une majorité oppressante. Au sein d'une société majoritairement juive,
gouvernant d'autres minorités, ils prennent une nouvelle signification, sortie
du contexte qui les a vus naître. Le judaïsme ne se pose pas encore la question
de la signification de la Justice au sein d'un État moderne, de la juste
répartition des richesses, de l'exploitation et de la légitimité d'une économie
néo-libérale.
Le combat pour
le visage du judaïsme est encore devant nous, et il s'avère encore bien long.
Notre judaïsme, pour le formuler simplement, nous a été volé durant les cent
dernières années. Il a été drastiquement réduit : le sionisme laïc a réduit le
judaïsme à un État souverain, et a voulu nettoyer le judaïsme de tout reste
diasporique (méprisable à ses yeux) ou oriental (inférieur à ses yeux) ;
l'ultra-orthodoxie a réduit le judaïsme à la halakha (loi juive) ; le
sionisme religieux a réduit le judaïsme à la terre ; la vie juive israélienne a
réduit le judaïsme au souvenir de la Shoah, souvenir confondant parfois Européens
et Arabes, et où la seule conclusion tirée est celle de l'importance d'une
armée forte, la haine de ceux ne s'engageant pas, qu'ils soient orthodoxes,
arabes ou gauchistes (cette haine porte le nom ironique d'« égalité des tâches
», comme si l'égalité avait déjà été atteinte dans la périphérie d'Israël,
comme si la pauvreté était également répartie).
Dans les
faits, bien des juifs israéliens interrogés sur la signification de l'identité
juive répondraient, avec plus ou moins de honte, « sans Arabes ». Une maison
sans Arabes, une école sans Arabes, une ville sans Arabes, un gouvernement sans
Arabes (« sans Zoabites », dans les termes de la nouvelle politique), et le
rêve d'un État sans Arabes.
L'homme scrute
son judaïsme et se rappelle qu'il était autrefois différent, bien plus large
que tout cela, et voudrait réclamer quelque chose d'autre. Mais il ne sait plus
si ce judaïsme auquel il aspire existe encore.
Il reste
encore bien des choses à élucider au sujet de notre judaïsme – quelle est la
signification d'un État juif sur la terre d'Israël quand le messie n'est
toujours pas là et que l'exil divin continue ? Les concepts politiques modernes
de souveraineté, sur lesquels reposent les sionismes laïc et religieux,
correspondent-ils à la vision religieuse traditionnelle de l'appartenance du
peuple juif à la terre d'Israël ? Et au fait que cette terre, selon la Torah,
n'appartienne qu'à Dieu ? La terre d'Israël appartient-elle au peuple d'Israël
ou bien est-ce le peuple d'Israël qui appartient à cette terre ? Si Dieu a
décidé que d'autres groupes vivraient ici, pourquoi ceux-là ne mériteraient-ils
pas des droits collectifs ?
Notre combat
pour notre judaïsme et son élargissement, face à ceux qui tentent de le
réduire, ne fait que commencer. Nous devons apprendre à nouveau la tradition
effacée des Juifs orientaux, la symbiose judéo-arabe et judéo-musulmane, et
continuer la voie de l'ouverture de nos textes juifs à tous, notamment l'accès
des femmes au Talmud. Après des générations de fuite des textes par ceux se
définissant comme des juifs laïcs, après des générations d'appropriation de ces
textes par l'orthodoxie (à laquelle s'ajoute la mise en place d'une dichotomie
orthodoxe/laïque oubliant la majorité traditionnaliste et son approche plus
complexe des textes) ; les décennies passées ont vu la renaissance de l'étude
juive, permettant à certains d'ouvrir pour la première fois un Talmud, de
méditer sur des textes du Talmud de Babylone ou de Jérusalem, de passer de la halakha
à la aggada, de l'hébreu à l'araméen. Si seulement une même
renaissance pouvait se produire pour le yiddish, le judéo-arabe ou le
judéo-espagnol.
Mais la
judaïté de notre État, pour ceux ayant voté la loi « Israël : État-nation du
peuple juif », ne signifie ni l'araméen dans les écoles, ni le judéo-arabe, ni
le yiddish ou le ladino. Pour eux, comme pour la majorité des Israéliens, cela
signifie « sans Arabes ». Ils y voient une loi qui les protégera à la Cour
suprême, et ainsi ils pourront s'assurer de l'existence de villes sans Arabes,
de budgets consacrés uniquement à la majorité juive, de l'assurance que seuls
les Juifs pourront impacter l'avenir de l'État et du devenir de la Cisjordanie
(où, pour le moment, la majorité n'est précisément pas juive).
Une fois
encore, notre judaïsme, notre identité orientale, nous ont été spoliés. Les
voilà encore réduits à une vision raciste, séparatiste et apeurée.
Almog Behar, traduction Gabriel
Abensour
Facebook - Israël, regards sionistes de gauche - 19
août 2018
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