Qui sommes-nous, nous les Palestiniens ?
Nous sommes ceux qui vivent en Palestine de génération en génération, au
travers des changements de conquérants, d’États et de régimes. Nous sommes
aujourd’hui ceux que nous étions hier. Toute l’histoire de cette terre appelée
Palestine ou Israël ou Canaan, peu importe, est notre histoire. Nous sommes la
Palestine d’aujourd’hui, d’hier et de demain.
Qui sommes-nous,
nous chrétiens palestiniens ? Nous sommes tout simplement des Palestiniens
qui croyons en Jésus-Christ. Notre foi remonte aux temps où Jésus lui-même
était ici, dans ce pays. Nous sommes tous nés ici à Jérusalem le jour de la
Pentecôte. C’est ici que se situe notre foi et notre histoire. La Palestine
chrétienne appartient aussi à l’histoire de tous les Palestiniens – chrétiens,
musulmans, juifs ou samaritains (la petite communauté qui est encore présente
aujourd’hui dans la ville palestinienne de Naplouse). L’histoire de chacun est
l’histoire de tous parce que tous les Palestiniens appartiennent à l’ensemble
de la Palestine, à la terre comme à l’histoire et à ses diverses religions. Au
temps de Jésus-Christ, nous parlions la même langue que lui – le syriaque ou
l’araméen – comme tous les gens de la Grande Syrie. Puis nous avons parlé le grec,
du temps de l’empire romain byzantin. Puis nous avons parlé l’arabe après la
conquête arabe musulmane. Les musulmans palestiniens d’aujourd’hui étaient en général
les mêmes chrétiens syriaques (ou grecs) qui se sont convertis à l’islam.
Chrétiens et musulmans, nous appartenions et continuons d’appartenir au même
peuple et de partager la même histoire.
Quel est notre avenir ? Y aura-t-il
encore des chrétiens ici dans les générations futures ? Beaucoup
d’écrivains occidentaux, même des gens d’Église, pensent que nos églises vont
devenir des musées dans le proche avenir. Pourtant, je crois fermement que ce n’est
pas notre destin. Nous resterons une communauté vivante, toujours petite, née
le jour de la Pentecôte, appartenant à une terre que l’on dit sainte, qui
s’appelle Palestine, témoins de Jésus-Christ sur sa terre. Enracinés dans notre
communauté humaine, nous sommes aussi enracinés dans le mystère de Jésus. Nous
appartenons à l’histoire humaine palestinienne et aussi au mystère de Jésus en
qui nous croyons. Et nous appartenons aussi au christianisme mondial. Cette
dimension universelle ne nous met pas à part, elle n’est nullement en
contradiction avec notre appartenance à notre peuple, au mystère de Dieu et à
l’universalité de l’histoire de notre terre. L’Esprit, la foi en tant que notre
lien à Dieu, nous rendent aussi universels que l’ensemble du monde. Avec ce
sentiment d’universalité et la grandeur spirituelle qui provient du mystère de
Dieu sur cette terre, nous savons que Notre Seigneur Jésus-Christ nous a dit,
ainsi qu’à tous les chrétiens : « Vous êtes le sel de la terre »
(Mt 5,13-14), ce qui veut dire que nous resterons une petite composante de la
société, comme l’est le sel partout où on l’emploie. Lorsqu’il parlait à ses
disciples, Jésus les exhortait souvent à accepter d’être peu nombreux et à
n’avoir pas peur : « N’aie pas peur, petit troupeau »
(Luc 12,32), « Que votre cœur cesse de se troubler et de craindre »
(Jn 14,27). Il est vrai que, pour les nations et les armées, le nombre est important,
mais pour la puissance de Dieu et pour l’Esprit, ce n’est pas la loi du nombre
qui importe, mais plutôt celle de l’Esprit qui « souffle où il veut »
(Jn 3,8). S’il nous faut être nombreux, nous le sommes au niveau national, avec
tous nos concitoyens.
Notre avenir est le
même que l’avenir de tous les Palestiniens et dépend de la lutte continue contre
Israël et contre les politiques occidentales. Matériellement, notre mort ou
notre vie, ou encore notre émigration, comme Palestiniens et comme Palestiniens
chrétiens, dépend de cette lutte qui se poursuit. Nous ne savons pas où cette
lutte va nous mener. Même les forts et les puissants de ce pays ne savent pas où
ils vont. Ils disent qu’ils sont en quête de sécurité mais, en fait, ils vont
vers plus d’insécurité. Et cela veut dire plus d’insécurité pour nous aussi.
Beaucoup font un lien direct entre notre
quasi-disparition et les relations entre musulmans et chrétiens, mais pendant quatorze
siècles nous avons vécu ensemble et connu des bons et des mauvais jours. Nous sommes
arrivés à un certain équilibre, à une acceptation et une coopération mutuelles.
Nous ne sommes pas encore arrivés à une coexistence parfaite, mais nous
marchons dans la bonne direction. Et c’est dans le contexte de cette marche
constante vers une acceptation mutuelle qu’extrémisme religieux et fanatisme se
sont manifestés, chez des musulmans comme chez des chrétiens. Daesh (l’État
islamique en Irak et en Syrie) et son influence sur la société musulmane en sont
une expression.
Face à cela, il nous faut poser une
question importante : qui est responsable de l’apparition d’un tel extrémisme
religieux à notre époque ? Nous savons qu’il y a des graines de sectarisme
dans les profondeurs de l’âme de tout croyant, qu’il soit musulman, chrétien ou
autre. Quand il s’agit de défense de la religion, l’instinct pousse à la
violence, et même à des guerres sanglantes. Nous l’avons vu fréquemment dans
l’histoire de l’humanité, et aussi dans l’histoire chrétienne. Il est étrange de
voir comment le pouvoir le plus bienveillant que les êtres humains puissent
avoir entre les mains, à savoir leur relation à Dieu qui est en principe une
fontaine de toute bonté, a pu être transformé par des croyants en un pouvoir de
destruction et de mort. Nous savons que les graines de ce comportement sont
présentes en chacun d’entre nous, latentes, prêtes à être réveillées par
quiconque veut en user ou en abuser. Et maintenant nous devons poser la
question : Qui les a réveillées ? Qui les a utilisées comme moyen de
destruction au Moyen-Orient ? Ceux-là mêmes qui prétendent aujourd’hui
lutter contre l’extrémisme. Ils ont réveillé ce pouvoir destructeur chez les
croyants. Les mêmes hommes politiques occidentaux qui veulent remanier le Moyen-Orient
après l’avoir déstabilisé, ont utilisé cette force cachée dans la région. Daesh
est un terrible fléau. Mais ceux qui l’ont créé constituent une menace encore
plus grande.
Aujourd’hui, nous sommes confrontés à toutes
sortes de périls, à l’instabilité politique et à l’émigration forcée. L’un des
facteurs les plus dangereux est la politique de l’Occident dans son lien avec
la politique d’Israël. Les Occidentaux de nos jours – chrétiens, croyants et
non-croyants – sont des êtres humains bons, amicaux. Mais il y a aussi un
Occident politique « meurtrier », déterminé à créer un nouveau Moyen-Orient,
quel qu’en soit le coût. Pour ces hommes politiques d’Occident, les chrétiens
n’existent pas, et que nous vivions ou que nous mourions n’est pas leur souci.
Depuis la création de l’État d’Israël, cet Occident politique pense que le
Moyen-Orient doit s’adapter à la nouvelle réalité, ce qui veut dire que nous et
toute la région, nous devons nous adapter à la mort, aux guerres civiles et au
chaos.
En Palestine, nous devons nous adapter
aux colonies, à la destruction de l’agriculture, à la confiscation des terres,
aux démolitions de maisons, aux arrestations, aux prisonniers politiques, au
siège de Gaza, etc. Tout cela appartient au domaine de la mort. Mais la mort ne
peut rien produire d’autre que la mort, même pour ceux qui l’infligent. Si
l’Occident meurtrier veut la vie, il doit changer sa politique dans la région
pour en faire une politique de vie. Notre avenir, le fait de pouvoir exister ou
ne pas exister, dépend de la politique de mort ou de vie de l’Occident. Le
« bon » Occident devrait poser des questions à ses dirigeants, leur
résister, les éduquer afin de créer un nouvel Occident, un Occident qui croie
davantage à l’humanité et à la capacité à être bon, un Occident qui respecte l’égalité
et la dignité humaine des peuples du monde entier plutôt que de réveiller la
mort chez eux. Malheureusement, notre avenir semble être assombri par la
réalité de la mort. Toutefois, nous rappelons à tous, aux forts comme aux
faibles, qu’il n’y a pas si longtemps, d’autres pouvoirs meurtriers se sont manifestés,
en Occident, pour être précis, avant de finalement disparaître.
Quel est l’avenir des Palestiniens
chrétiens ? En dépit de toutes les difficultés déjà mentionnées, il nous faut
compter sur nous-mêmes, savoir qui nous sommes et ce que nous voulons. Notre
foi en Jésus-Christ nous en donnera la force. Car Jésus a dit : « En
vérité je vous le dis, si votre foi a la taille d’une graine de moutarde, vous
direz à cette montagne "déplace-toi
d’ici à là" et elle
se déplacera ; rien ne vous sera impossible » (Mt 17,20 ; Lc 17,6). Jésus a dit
aussi : « Amen, amen, je vous le dis, celui qui met sa foi en moi
fera, lui aussi, les œuvres que moi je fais ; il en fera même de plus
grandes encore » (Jn 14,12). Jésus a dit que nous avons le pouvoir de
déplacer des montagnes, ce qui signifie que nous avons le pouvoir de faire
changer les situations et les conditions de vie, quelle que soit la puissance
de mal et de destruction qui nous menace. Cela nous demande d’avoir une
nouvelle vision de nous-mêmes, d’entrer dans une nouvelle période de notre
histoire, de commencer une nouvelle vie, tout en restant forts dans la réalité
actuelle de lutte, d’oppression et de mort. De plus, nous autres chrétiens ne
sommes pas seuls dans notre société ; nous pouvons trouver des gens prêts
à coopérer avec nous parmi nos concitoyens et dans la communauté humaine
universelle. La lutte est la même pour tous. Les Palestiniens chrétiens, comme tous
les Palestiniens et tous les gens de bonne volonté, devraient unir leurs
efforts pour créer une communauté plus humaine, ici en Terre Sainte, en
Occident et dans le monde entier.
Michel Sabbah, Une voix qui crie dans
le désert
par
David M. Neuhaus, jésuite israélien
Michel Sabbah, palestinien, catholique,
évêque et intellectuel, est né à Nazareth en Palestine, dans la ville de
l’Annonciation, le 19 mars 1933. À l’âge de 10 ans, il a été envoyé faire ses
études au petit séminaire catholique romain de Beit Jala. En 1948, il a été
séparé de sa famille, restée dans ce qui était devenu l’État d’Israël alors que
lui-même poursuivait ses études en Cisjordanie, qui avait été annexée par la
Jordanie. Après ses années de formation, il a été ordonné prêtre à Nazareth en
1955. Comme jeune prêtre, il a servi à Madaba en Cisjordanie, puis il a été
appelé à enseigner au séminaire. Après avoir été directeur de l’enseignement [pour
le Patriarcat latin], Michel Sabbah a été envoyé en mission à Djibouti, puis il
a poursuivi ses études à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth et à Paris, à la
Sorbonne, et passé un doctorat en linguistique arabe. De 1980 à 1988, il a été
président de l’Université de Bethléem tout en restant basé en Jordanie.
C’est au début de la première intifada
contre l’occupation israélienne que Michel Sabbah a été nommé premier
Patriarche latin palestinien de Jérusalem. Tout au long de ces années
mouvementées, sa direction a été remarquable, tant au sein de l’Église que de
la société civile. Il fut une voix prophétique pour la justice et la paix. Il a
invité à une résistance non violente à l’occupation, et a uni ses efforts à ceux
de tous les Palestiniens opprimés, des chrétiens comme des musulmans, en vue de
mettre fin à l’occupation. Comme Patriarche, Michel Sabbah a publié toute une
série de lettres pastorales traitant des importantes questions qui se posaient
aux Palestiniens chrétiens et à toute l’Église, notamment sur la foi dans une
situation d’injustice. Il a consacré beaucoup d’énergie à encourager le
dialogue et la collaboration entre les diverses Églises chrétiennes ainsi
qu’avec les musulmans, et il a cherché à dialoguer aussi avec des juifs
progressistes qui s’engageaient en faveur de la justice et de la paix pour
tous. En 1991, il a créé la Société de Saint-Yves, une organisation catholique
pour les droits humains et l’aide juridique.
Au cours des longues années où il fut Patriarche
latin, Michel Sabbah fut universellement apprécié pour ses efforts visant à
promouvoir la cause de la justice et de la paix, tant pour les Palestiniens que
pour tous les peuples du Moyen-Orient. En 2008, après un long mandat de
Patriarche, il a démissionné à l’âge de 75 ans. Mais au lieu de se reposer, il
est resté un intellectuel et un militant dynamique et actif. Il a participé à
l’élaboration du document Kairos Palestine, il a beaucoup voyagé pour prendre
la parole dans des forums internationaux, et il continue à diriger la
Commission Justice et Paix de l’Église catholique en Terre Sainte, un organe de
réflexion qui traite des questions auxquelles est affrontée l’Église en Israël-Palestine
aujourd’hui.
Traduit par les Amis de
Sabeel France
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