L'avenir des chrétiens palestiniens

Par le patriarche émérite Michel Sabbah dans la revue mensuelle palestinienne This week in Palestine, n° 260 de décembre 2019. 
 
Qui sommes-nous, nous les Palestiniens ? Nous sommes ceux qui vivent en Palestine de génération en génération, au travers des changements de conquérants, d’États et de régimes. Nous sommes aujourd’hui ceux que nous étions hier. Toute l’histoire de cette terre appelée Palestine ou Israël ou Canaan, peu importe, est notre histoire. Nous sommes la Palestine d’aujourd’hui, d’hier et de demain.
Qui sommes-nous, nous chrétiens palestiniens ? Nous sommes tout simplement des Palestiniens qui croyons en Jésus-Christ. Notre foi remonte aux temps où Jésus lui-même était ici, dans ce pays. Nous sommes tous nés ici à Jérusalem le jour de la Pentecôte. C’est ici que se situe notre foi et notre histoire. La Palestine chrétienne appartient aussi à l’histoire de tous les Palestiniens – chrétiens, musulmans, juifs ou samaritains (la petite communauté qui est encore présente aujourd’hui dans la ville palestinienne de Naplouse). L’histoire de chacun est l’histoire de tous parce que tous les Palestiniens appartiennent à l’ensemble de la Palestine, à la terre comme à l’histoire et à ses diverses religions. Au temps de Jésus-Christ, nous parlions la même langue que lui – le syriaque ou l’araméen – comme tous les gens de la Grande Syrie. Puis nous avons parlé le grec, du temps de l’empire romain byzantin. Puis nous avons parlé l’arabe après la conquête arabe musulmane. Les musulmans palestiniens d’aujourd’hui étaient en général les mêmes chrétiens syriaques (ou grecs) qui se sont convertis à l’islam. Chrétiens et musulmans, nous appartenions et continuons d’appartenir au même peuple et de partager la même histoire.

Quel est notre avenir ? Y aura-t-il encore des chrétiens ici dans les générations futures ? Beaucoup d’écrivains occidentaux, même des gens d’Église, pensent que nos églises vont devenir des musées dans le proche avenir. Pourtant, je crois fermement que ce n’est pas notre destin. Nous resterons une communauté vivante, toujours petite, née le jour de la Pentecôte, appartenant à une terre que l’on dit sainte, qui s’appelle Palestine, témoins de Jésus-Christ sur sa terre. Enracinés dans notre communauté humaine, nous sommes aussi enracinés dans le mystère de Jésus. Nous appartenons à l’histoire humaine palestinienne et aussi au mystère de Jésus en qui nous croyons. Et nous appartenons aussi au christianisme mondial. Cette dimension universelle ne nous met pas à part, elle n’est nullement en contradiction avec notre appartenance à notre peuple, au mystère de Dieu et à l’universalité de l’histoire de notre terre. L’Esprit, la foi en tant que notre lien à Dieu, nous rendent aussi universels que l’ensemble du monde. Avec ce sentiment d’universalité et la grandeur spirituelle qui provient du mystère de Dieu sur cette terre, nous savons que Notre Seigneur Jésus-Christ nous a dit, ainsi qu’à tous les chrétiens : « Vous êtes le sel de la terre » (Mt 5,13-14), ce qui veut dire que nous resterons une petite composante de la société, comme l’est le sel partout où on l’emploie. Lorsqu’il parlait à ses disciples, Jésus les exhortait souvent à accepter d’être peu nombreux et à n’avoir pas peur : « N’aie pas peur, petit troupeau » (Luc 12,32), « Que votre cœur cesse de se troubler et de craindre » (Jn 14,27). Il est vrai que, pour les nations et les armées, le nombre est important, mais pour la puissance de Dieu et pour l’Esprit, ce n’est pas la loi du nombre qui importe, mais plutôt celle de l’Esprit qui « souffle où il veut » (Jn 3,8). S’il nous faut être nombreux, nous le sommes au niveau national, avec tous nos concitoyens.
Notre avenir est le même que l’avenir de tous les Palestiniens et dépend de la lutte continue contre Israël et contre les politiques occidentales. Matériellement, notre mort ou notre vie, ou encore notre émigration, comme Palestiniens et comme Palestiniens chrétiens, dépend de cette lutte qui se poursuit. Nous ne savons pas où cette lutte va nous mener. Même les forts et les puissants de ce pays ne savent pas où ils vont. Ils disent qu’ils sont en quête de sécurité mais, en fait, ils vont vers plus d’insécurité. Et cela veut dire plus d’insécurité pour nous aussi.
Beaucoup font un lien direct entre notre quasi-disparition et les relations entre musulmans et chrétiens, mais pendant quatorze siècles nous avons vécu ensemble et connu des bons et des mauvais jours. Nous sommes arrivés à un certain équilibre, à une acceptation et une coopération mutuelles. Nous ne sommes pas encore arrivés à une coexistence parfaite, mais nous marchons dans la bonne direction. Et c’est dans le contexte de cette marche constante vers une acceptation mutuelle qu’extrémisme religieux et fanatisme se sont manifestés, chez des musulmans comme chez des chrétiens. Daesh (l’État islamique en Irak et en Syrie) et son influence sur la société musulmane en sont une expression.
Face à cela, il nous faut poser une question importante : qui est responsable de l’apparition d’un tel extrémisme religieux à notre époque ? Nous savons qu’il y a des graines de sectarisme dans les profondeurs de l’âme de tout croyant, qu’il soit musulman, chrétien ou autre. Quand il s’agit de défense de la religion, l’instinct pousse à la violence, et même à des guerres sanglantes. Nous l’avons vu fréquemment dans l’histoire de l’humanité, et aussi dans l’histoire chrétienne. Il est étrange de voir comment le pouvoir le plus bienveillant que les êtres humains puissent avoir entre les mains, à savoir leur relation à Dieu qui est en principe une fontaine de toute bonté, a pu être transformé par des croyants en un pouvoir de destruction et de mort. Nous savons que les graines de ce comportement sont présentes en chacun d’entre nous, latentes, prêtes à être réveillées par quiconque veut en user ou en abuser. Et maintenant nous devons poser la question : Qui les a réveillées ? Qui les a utilisées comme moyen de destruction au Moyen-Orient ? Ceux-là mêmes qui prétendent aujourd’hui lutter contre l’extrémisme. Ils ont réveillé ce pouvoir destructeur chez les croyants. Les mêmes hommes politiques occidentaux qui veulent remanier le Moyen-Orient après l’avoir déstabilisé, ont utilisé cette force cachée dans la région. Daesh est un terrible fléau. Mais ceux qui l’ont créé constituent une menace encore plus grande.
Aujourd’hui, nous sommes confrontés à toutes sortes de périls, à l’instabilité politique et à l’émigration forcée. L’un des facteurs les plus dangereux est la politique de l’Occident dans son lien avec la politique d’Israël. Les Occidentaux de nos jours – chrétiens, croyants et non-croyants – sont des êtres humains bons, amicaux. Mais il y a aussi un Occident politique « meurtrier », déterminé à créer un nouveau Moyen-Orient, quel qu’en soit le coût. Pour ces hommes politiques d’Occident, les chrétiens n’existent pas, et que nous vivions ou que nous mourions n’est pas leur souci. Depuis la création de l’État d’Israël, cet Occident politique pense que le Moyen-Orient doit s’adapter à la nouvelle réalité, ce qui veut dire que nous et toute la région, nous devons nous adapter à la mort, aux guerres civiles et au chaos.
En Palestine, nous devons nous adapter aux colonies, à la destruction de l’agriculture, à la confiscation des terres, aux démolitions de maisons, aux arrestations, aux prisonniers politiques, au siège de Gaza, etc. Tout cela appartient au domaine de la mort. Mais la mort ne peut rien produire d’autre que la mort, même pour ceux qui l’infligent. Si l’Occident meurtrier veut la vie, il doit changer sa politique dans la région pour en faire une politique de vie. Notre avenir, le fait de pouvoir exister ou ne pas exister, dépend de la politique de mort ou de vie de l’Occident. Le « bon » Occident devrait poser des questions à ses dirigeants, leur résister, les éduquer afin de créer un nouvel Occident, un Occident qui croie davantage à l’humanité et à la capacité à être bon, un Occident qui respecte l’égalité et la dignité humaine des peuples du monde entier plutôt que de réveiller la mort chez eux. Malheureusement, notre avenir semble être assombri par la réalité de la mort. Toutefois, nous rappelons à tous, aux forts comme aux faibles, qu’il n’y a pas si longtemps, d’autres pouvoirs meurtriers se sont manifestés, en Occident, pour être précis, avant de finalement disparaître. 
Quel est l’avenir des Palestiniens chrétiens ? En dépit de toutes les difficultés déjà mentionnées, il nous faut compter sur nous-mêmes, savoir qui nous sommes et ce que nous voulons. Notre foi en Jésus-Christ nous en donnera la force. Car Jésus a dit : « En vérité je vous le dis, si votre foi a la taille d’une graine de moutarde, vous direz à cette montagne "déplace-toi d’ici à là" et elle se déplacera ; rien ne vous sera impossible » (Mt 17,20 ; Lc 17,6). Jésus a dit aussi : « Amen, amen, je vous le dis, celui qui met sa foi en moi fera, lui aussi, les œuvres que moi je fais ; il en fera même de plus grandes encore » (Jn 14,12). Jésus a dit que nous avons le pouvoir de déplacer des montagnes, ce qui signifie que nous avons le pouvoir de faire changer les situations et les conditions de vie, quelle que soit la puissance de mal et de destruction qui nous menace. Cela nous demande d’avoir une nouvelle vision de nous-mêmes, d’entrer dans une nouvelle période de notre histoire, de commencer une nouvelle vie, tout en restant forts dans la réalité actuelle de lutte, d’oppression et de mort. De plus, nous autres chrétiens ne sommes pas seuls dans notre société ; nous pouvons trouver des gens prêts à coopérer avec nous parmi nos concitoyens et dans la communauté humaine universelle. La lutte est la même pour tous. Les Palestiniens chrétiens, comme tous les Palestiniens et tous les gens de bonne volonté, devraient unir leurs efforts pour créer une communauté plus humaine, ici en Terre Sainte, en Occident et dans le monde entier.
 
Michel Sabbah, Une voix qui crie dans le désert
par David M. Neuhaus, jésuite israélien
Michel Sabbah, palestinien, catholique, évêque et intellectuel, est né à Nazareth en Palestine, dans la ville de l’Annonciation, le 19 mars 1933. À l’âge de 10 ans, il a été envoyé faire ses études au petit séminaire catholique romain de Beit Jala. En 1948, il a été séparé de sa famille, restée dans ce qui était devenu l’État d’Israël alors que lui-même poursuivait ses études en Cisjordanie, qui avait été annexée par la Jordanie. Après ses années de formation, il a été ordonné prêtre à Nazareth en 1955. Comme jeune prêtre, il a servi à Madaba en Cisjordanie, puis il a été appelé à enseigner au séminaire. Après avoir été directeur de l’enseignement [pour le Patriarcat latin], Michel Sabbah a été envoyé en mission à Djibouti, puis il a poursuivi ses études à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth et à Paris, à la Sorbonne, et passé un doctorat en linguistique arabe. De 1980 à 1988, il a été président de l’Université de Bethléem tout en restant basé en Jordanie.
C’est au début de la première intifada contre l’occupation israélienne que Michel Sabbah a été nommé premier Patriarche latin palestinien de Jérusalem. Tout au long de ces années mouvementées, sa direction a été remarquable, tant au sein de l’Église que de la société civile. Il fut une voix prophétique pour la justice et la paix. Il a invité à une résistance non violente à l’occupation, et a uni ses efforts à ceux de tous les Palestiniens opprimés, des chrétiens comme des musulmans, en vue de mettre fin à l’occupation. Comme Patriarche, Michel Sabbah a publié toute une série de lettres pastorales traitant des importantes questions qui se posaient aux Palestiniens chrétiens et à toute l’Église, notamment sur la foi dans une situation d’injustice. Il a consacré beaucoup d’énergie à encourager le dialogue et la collaboration entre les diverses Églises chrétiennes ainsi qu’avec les musulmans, et il a cherché à dialoguer aussi avec des juifs progressistes qui s’engageaient en faveur de la justice et de la paix pour tous. En 1991, il a créé la Société de Saint-Yves, une organisation catholique pour les droits humains et l’aide juridique.
Au cours des longues années où il fut Patriarche latin, Michel Sabbah fut universellement apprécié pour ses efforts visant à promouvoir la cause de la justice et de la paix, tant pour les Palestiniens que pour tous les peuples du Moyen-Orient. En 2008, après un long mandat de Patriarche, il a démissionné à l’âge de 75 ans. Mais au lieu de se reposer, il est resté un intellectuel et un militant dynamique et actif. Il a participé à l’élaboration du document Kairos Palestine, il a beaucoup voyagé pour prendre la parole dans des forums internationaux, et il continue à diriger la Commission Justice et Paix de l’Église catholique en Terre Sainte, un organe de réflexion qui traite des questions auxquelles est affrontée l’Église en Israël-Palestine aujourd’hui.


Traduit par les Amis de Sabeel France

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