EAPPI : « Ce que mes yeux ont vu… »
20 décembre 2022
Voici la dernière lettre de nouvelles de Marilyn, qui a achevé sa mission d’envoyée EAPPI – un programme d’accompagnement œcuménique développé par le COE en Israël-Palestine pour y limiter les tensions et témoigner de la situation. Vous aurez l’occasion de la retrouver au cours de l’émission du Défap sur Fréquence protestante, le mercredi 25 janvier, où elle témoignera au micro de Marion Rouillard.
Vue d’un point de contrôle de l’armée israélienne © Marilyn/EAPPI
« Ce que mes yeux ont vu, je le garde en mémoire. Ce que mes yeux ont vu, ma main l’a écrit. Ce que mes yeux ont vu je le partage… Je suis un témoin de paix. »
Nous sommes lundi 14 novembre et nous sommes encore pour quelques jours en Palestine car la mission se termine. Mon 3ème reportage sera sans doute identique aux deux précédents. Émaillé de témoignages montrant l’injustice et la violence de l’occupation militaire, les violations permanentes des droits humains, le déni des lois internationales.
Je disais ce matin, avant de partir avec la nouvelle équipe qui va nous succéder sur le terrain, que la haine avait touché mon cœur et spécialement hier en rentrant de Bethléem. Nous sommes passés par « le checkpoint des tunnels », délaissant le grand checkpoint que l’on appelle le checkpoint 300, celui que les Palestiniens et toute autre personne traversent à pied. Nous avons préféré le premier car les véhicules peuvent le traverser. Habituellement un soldat et un garde de la sécurité montent dans le bus pour vérifier passeports, permis et cartes d’identité pour les passagers. Seules les personnes au-dessus de 50 ans et les étrangers restent dans le bus, les jeunes Palestiniens doivent en descendre, attendre dehors que les soldats vérifient d’abord les papiers à l’intérieur du bus – et ce qu’il pleuve, qu’il neige ou que le soleil soit à son zénith. Après leurs papiers vérifiés et si tout est en ordre, ils remontent et le bus peut repartir.
Hier, arbitrairement, la soldate a demandé énergiquement à tout le monde de descendre aux cris de : « Yala, dépêchez-vous ! ». Quand je lui ai montré mon passeport elle m’a dit : « Oui, toi aussi tu sors », avec un geste de la main…
La haine a traversé mon cœur. Non à cause du traitement injuste que je subissais mais du traitement quotidien que les Palestiniens subissent !
Heureusement, la patience manifestée par les Palestiniens, leur infinie douceur m’a ramenée très vite à une attitude compassionnelle envers les comportements inhumains de ces jeunes soldats israéliens, victimes eux-mêmes des discours de haine et de mépris qu’ils apprennent très tôt. Deux touristes françaises sont descendues également et m’ont dit leur indignation : « On n’a jamais vu cela dans aucun autre pays ». C’est ainsi, aux différents checkpoints, dans les rues de Jérusalem, notamment aux checkpoints « volants » : des jeunes sont régulièrement arrêtés par les forces de sécurité, les « ISF », pour vérifications d’identité.
Il est très difficile maintenant pour ce troisième reportage de raconter tout ce que nous avons vu, tout ce qui se déroule actuellement en Palestine. Du fait même de l’occupation militaire israélienne. Les faits sont extrêmement graves et violents, et parce que nous sommes réellement affectés par ce que nous voyons, la difficulté est de mettre des mots sur les souffrances que subissent les Palestinien-nes jour après jour.
Nous assistons impuissants, quotidiennement, aux rudesses de l’occupation, partout où nous allons, que ce soit dans les camps de réfugiés, dans les camps de bédouins, à Jérusalem-Est, à South Hébron Hills, au passage des checkpoints ou dans les villages entourés par le mur et séparés les uns des autres : tous les récits et tous les faits, qu’il s’agisse de privation de liberté de mouvement, du vol des terres, du saccage ou du pillage des oliviers durant la récolte des olives, des démolitions de maisons, des arrestations, des assassinats de jeunes Palestiniens… toutes ces histoires sont les mêmes, elles sont empreintes de souffrances, d’injustices, empreintes de chagrin.
Le tribunal militaire © Marilyn/EAPPI
Que pouvons-nous faire ? Nous les envoyés œcuméniques, les envoyés de paix ? Écouter, voir, relater, soutenir, consoler et le soir écrire les rapports quotidiens qui iront alimenter les dossiers à l’ONU et au Conseil des droits de l’homme…
Raconter oui, mais comment raconter ? Quels exemples donner ?
Comment savoir que mes mots traverseront le cœur des gens qui me liront, et qui m’entendront ? Comment être sûre que mes mots diront exactement ce que j’ai vu ? Comment transmettre la réalité à laquelle nous avons été confrontés, mais surtout la réalité quotidienne que vivent tous les Palestinien-nes ?
Par quoi commencer : par quel village, par quelle rencontre, par quelle association ? Peut-être dans ce troisième reportage, commencerai-je par ce qui a été une expérience douloureuse pour chacun des membres de notre équipe fin octobre, le 30 octobre exactement… Quand nous avons eu l’opportunité d’être des témoins à la Cour militaire israélienne : grâce à l’association « Military Court Watch », nous avons pu assister à une audience. Le tribunal militaire est contigu à la prison d’Ofer, prison située en territoire occupé, à Jérusalem-Est. Cette Cour militaire est composée de sept salles d’audience, qui ressemblent à des préfabriqués. Nous avons donc pu assister à une série de procès dans la septième salle d’audience. Sept baraquements se suivent, les familles palestiniennes attendent dans la cour, nous avons pu rencontrer deux d’entre elles avant d’assister aux procès. Dans cet espace exigu, plusieurs policiers sont là, le juge militaire et son assistante, les familles de ceux qui vont être jugés, un ou deux avocats. Durant une heure se sont succédé douze jeunes de 16 à 25 ans.
Ils arrivent menottés en uniforme de prisonnier. Un policier leur enlève les menottes, les jeunes s’assoient dans le box qui leur est réservé par trois ou quatre voire six, et les procès commencent. Le plus jeune d’entre eux, 16 ans, est accusé d’avoir lancé des pierres. En attendant la décision du juge, il a les larmes aux yeux. Son papa, sur les bancs réservés aux familles, lui demande d’être fort, de ne pas pleurer, de prier, lui assure qu’il va sortir bientôt. Le jeune homme le regarde. Il hoche la tête. Il répond à son papa, il dit oui. Les interrogateurs des jeunes sont dans la salle eux aussi ! L’avocat fait tout le travail : il traduit pour les familles, il traduit pour les jeunes, car tous les dialogues et tous les documents sont en hébreu. Là, les avocats, puisqu’il y en a eu deux ce jour-là, ont eu une heure pour défendre les douze jeunes qui sont passés à tour de rôle.
Entre 500 et 700 enfants arrêtés chaque année, selon l’ONG « Defense for Children »
Si l’on compte le temps de la traduction, si l’on compte le temps perdu pour aller chercher les familles dans la cour – dont personne dans ce tribunal militaire ne s’est soucié –, l’avocat a eu en tout et pour tout trois minutes pour défendre chaque jeune. Les sentences du juge sont toutes les mêmes : prolongation de la détention pour une semaine pour les détentions administratives. La détention administrative est un emprisonnement arbitraire sans procès préalable, sans que ni les avocats, ni les familles, ni les détenus ne puissent connaître les charges, classées secrètes… Ce statut particulier permet que la détention soit reconduite de semaine en semaine, voire de mois en mois, alors que les avocats n’ont pas accès au dossier, et qu’ils connaissent à peine les jeunes.
Douze jeunes, jugés pendant une heure de temps ; trois minutes pour les « défendre »… La mécanique de l’injustice est bien huilée. Ils repartent menottes aux mains ; ils ont parfois pu parler avec leur famille, leurs mamans pleurent et nous, nous pleurons avec les familles. Expérience douloureuse. Les mots nous ont manqué en rentrant le soir. Le lendemain matin, j’étais chargée d’envoyer le rapport aux Nations-unies, au Conseil des droits de l’Homme, aux grandes ONG de défense des droits humains. Nul droit humain dans ce lieu déshumanisé. Certains enfants ont été violentés, ont subi des pressions psychologiques, mais de cela on ne parle pas dans les journaux en France. On ne parle pas de cela à la télévision, ni dans les grands médias. Qui peut dire la souffrance des parents ? Qui peut dire la souffrance de ces jeunes arrêtés arbitrairement, mains et parfois pieds liés, quand ce n’est pas un bandeau sur les yeux, voire l’isolement… ?
Cela a été le cas de Shadi Khoury, ce jeune arrêté chez lui durant la nuit du 18 octobre dernier, devant ses parents, frappé par les soldats, violemment, mis à l’isolement parce qu’il chantait en prison. Ça s’est passé le mois dernier et nous avons assisté à une messe le vendredi 4 novembre à l’Église Saint-Étienne, à l’intérieur de l’École biblique et archéologique française. Des représentants de toutes les confessions étaient là, tous ont pris la parole. Monseigneur Michel Sabbah a prononcé une longue homélie pour Shadi et pour tous les enfants arrêtés ou tués en cours de ces derniers mois à Naplouse, à Jénine, à Jérusalem, à Kalandia…
Selon les chiffres publiés par l’ONG « Defense for Children », entre 500 et 700 enfants sont arrêtés chaque année. Les Églises en Palestine sont mobilisées ; elles ne restent pas inactives face à l’injustice. C’est le cas de « Sabeel » dont les prières retentissent tous les jeudis matin et qui sont envoyées à toutes les organisations des « Amis de Sabeel » dans le monde entier, comme c’est le cas en France.
Fort heureusement, Shadi a été libéré récemment, mais reste en « détention à domicile », en résidence surveillée… D’autres enfants sont toujours en prison et c’est inadmissible ! Ils seraient au nombre de 190 actuellement…
Les responsables religieux réunis, de gauche à droite : l’évêque Yacoub Afram Saman – Église catholique syriaque ; l’évêque William Shomali – Patriarcat latin de Jérusalem ; Monseigneur Michel Sabbah – Patriarcat latin de Jérusalem ; l’archevêque Atallah Hanna – Patriarcat orthodoxe de Jérusalem ; le frère Amjad Sabbara, curé de la paroisse Saint-Sauveur de Jérusalem © Marilyn/EAPPI
Voici, traduite en français, une partie de la prière de Monseigneur Sabbah dite à l’occasion de cette rencontre pour Shadi et tous les enfants palestiniens prisonniers :
« Nous venons ce soir pour prier. Tous les jours nous prions. Toutes les heures nous prions notre Père qui est aux cieux. Notre Père qui sait ce dont nous avons besoin. Mais nous nous réunissons ce soir pour une raison spécifique, en raison de la détérioration et de l’intensification de la situation, et ce dans toutes nos villes et villages. Certaines sont encerclées, fermées ; dans d’autres le harcèlement, les humiliations s’intensifient. Gaza est sous siège depuis des années, Naplouse aussi a connu le siège, et Hébron et ses alentours font face à la mort et aux déplacements forcés, tout comme Jénine, Ramallah, Bethléem et Jérusalem. Partout les maisons sont pillées et démolies. Des descentes se font en pleine nuit, ils arrêtent les jeunes et les jettent en prison. D’un côté, l’armée et ses soldats obéissent à des ordres impitoyables ; de l’autre, ce sont les colons qui détruisent les cultures et les gens, en bénéficiant de la protection de l’armée. Voici notre réalité. Nous la vivons tous ensemble. Et nous prions.
C’est pour cela que nous prions ce soir. Nous élevons notre supplique à Dieu, à notre Père qui est aux cieux. Il voit tout, sait tout, entend le cri des opprimés et leur accorde Sa miséricorde. Dieu, nous prions pour toi, vers toi. Nous comptons nos tragédies, tu les connais. Toi, Ô seigneur, que nous dis-tu ? Nous avons lu l’Évangile ce soir pour entendre tes paroles. À Nazareth j’ai prié avec ceux qui prient. Et puis tu as lu la prophétie d’Isaïe, et tu as appliqué à Toi-même ce que tu as lu. Je lis ces versets du prophète Isaïe : « L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a oint pour annoncer une bonne nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé pour guérir ceux qui ont le cœur brisé, pour proclamer aux captifs la délivrance, et aux aveugles le recouvrement de la vue » (Luc 4 :18). Frères, ce discours, Jésus l’a dit au peuple de Nazareth, et ils ne pouvaient pas le comprendre. Pouvons-nous le comprendre, nous, aujourd’hui ? Est-ce que nous l’acceptons ? Est-ce que nous acceptons que ce soit Jésus qui nous parle de notre situation à travers ces paroles ? Ou ne pouvons-nous pas comprendre, nous aussi ? Sommes-nous, nous aussi, en train de dire : Quel est ce discours étrange sur notre situation, qui ne nous éloigne ni des soldats ni des colons ? Jésus a dit, et nous le dit aussi aujourd’hui : « L’esprit du Seigneur est sur moi. »…
Voilà, dans ce troisième témoignage, une partie de ce que nous avons vécu durant ces trois mois de mission. Mais tellement de choses manquent, comme les mots pour le dire… Peut-être un quatrième article viendra-t-il, mais en attendant, je vous livre quelques photos légendées, montrant d’autres activités quotidiennes ou des choses aperçues au cours de nos rendez-vous quotidiens.
En espérant que ces comptes-rendus donneront le désir à l’une ou l’un des lecteurs de postuler pour ces missions éminemment nécessaires, afin que le monde sache, afin que le monde n’oublie pas. Afin que nous ne puissions pas dire : « Nous ne savions pas… ».
Marilyn. Groupe 85. Envoyée œcuménique. Programme EAPPI.
Association israélienne des « Femmes en noir ». Ces femmes manifestent pacifiquement chaque vendredi à Jérusalem-Ouest pour demander la fin de l’occupation. Parfois certains passants israéliens les invectivent… mais parfois ils discutent avec elles, et les échanges sont courtois et intéressés… © Marilyn/EAPPI
La cérémonie de « Handover » : passation de responsabilités entre notre groupe et celui qui est arrivé mi-novembre © Marilyn/EAPPI
Une démolition de maison à Jérusalem-Est, à laquelle nous avons assisté impuissants le vendredi 18 décembre 2022. Ce que l’on nomme « self demolition ». En effet, pour éviter de payer les frais de démolition par le bulldozer, les Palestiniens ont le choix pervers de démolir leur propre maison gratuitement… © Marilyn/EAPPI
Pancarte à l’entrée de tous les territoires palestiniens : ici avant d’entrer dans Al Azzarieh, banlieue de Jérusalem-Est coupée par le mur… et les checkpoints israéliens © Marilyn/EAPPI
« Nous méritons la vie » : inscription dans un des villages menacés d’expulsion dans les collines de « South Hébron Hills » : Masafer Yatta (région de Yatta) © Marilyn/EAPPI
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